— C'est Olivier qui a raison au sujet d'Arnaud, a marmonné Victor dans son oreiller. Avec son pantin grandeur nature, il va finir par…
Et tout à coup, plus rien. Fin de transmission. Il s'est endormi si vite qu'il n'a même pas achevé sa phrase. Il s'est écroulé comme un bébé. Eugénie reste seule, désemparée, à essayer d'imaginer la fin. Qu'est-ce qui attend Arnaud avec Norbert ? Il va finir par passer pour un dingo ? C'est déjà fait. Il va mourir de faim parce qu'il aura attendu que son complice de tissu et de fer lui prépare un repas chaud ? Être victime d'un accident mortel parce qu'il aura voulu lui apprendre à conduire, à faire des crêpes ou à piloter un avion de chasse ? Ils vont finir par se marier ? Pourquoi pas ? Le témoin de Norbert serait un épouvantail.
Le champ des possibles est quasi infini. Dans ses divagations, Eugénie imagine même Arnaud et Norbert en train de danser tout nus sur la plage d'une île paradisiaque déserte en riant comme des déments. Arnaud mangerait des noix de coco et Norbert… rien — les mannequins sont toujours au régime. Pour Noël, au pied d'un sapin constitué d'une jolie pyramide de crabes morts avec des guirlandes d'algues, Arnaud lui offrirait au creux d'une coquille nacrée du fil à repriser et une aiguille, autant dire la vie éternelle.
Un peu plus tard, sans trop savoir pourquoi, Eugénie les projette au plus fort des combats, pendant la guerre du Vietnam. Norbert a fière allure dans son uniforme des Marines, mais il vient de marcher sur une mine. Un bras et une jambe arrachés, un vrai carnage, de la paille et du chiffon partout. On voit même le boulon de l'articulation qui dépasse. Insoutenable. Arnaud tombe à genoux et maudit le ciel en s'écriant : « Why ? », ce qui phonétiquement, en vietnamien, signifie bien autre chose que chez les Yankees. Mais pourquoi cet homme hurle-t-il : « Chou farci ! » ? se demandent les rebelles. Du coup, ils s'arrêtent de mitrailler à tout va en se lançant des « Feuk » interrogatifs, ce qui phonétiquement, en yankee, n'a pas du tout le même sens. L'incompréhension des peuples fera toujours des ravages, mais cela ne change rien au drame que traversent Pantin et Frappatoc. Arnaud a vécu trop de beaux moments avec son pote pour se résigner à l'abandonner. Il ne va pas le laisser crever dans une rizière, surtout qu'il commence à faire éponge. Il le charge sur son dos et, dans un sprint héroïque filmé au ralenti, court vers la station de métro la plus proche pour aller faire un tour à la fête foraine.
Eugénie se sent soudain très fatiguée. Il est clair que lorsqu'on rêvasse, certaines parties du cerveau en profitent pour ne rien foutre. « Cohérence » et « crédibilité » sont d'ailleurs rentrées chez elles en laissant un mot d'excuse sur leur bureau. Mais si « roue libre » et « c'est dans ta tête mais tu l'avais oublié » ont pris le contrôle du cerveau pendant que « rationalité » est aux toilettes, « regrets » et « déprime » rôdent, toujours en quête d'un mauvais coup.
Avec tout ça, Eugénie n'a pas réussi à trouver le sommeil. Elle fixe le plafond depuis des heures, les yeux grands ouverts, en laissant vagabonder ses idées, ce qui n'est jamais bon dans l'état où elle est. Surtout ne penser à rien de sérieux, sinon ça va devenir très noir.
Filtrées par les rideaux censés occulter les fenêtres, les enseignes de la rue et les rares véhicules qui passent projettent des lueurs sur les murs. Ces formes diffuses composent des tableaux éphémères, engendrant autant d'impressions que d'images associées dans une succession sans cesse renouvelée. « Sens créatif frustré » s'éclate comme un fou. Eugénie entrevoit des paysages, un panier de légumes, du papier cadeau chiffonné, un sèche-cheveux qui danse, des éventails orientaux, et même un pigeon qui remplit sa feuille d'impôts. Mais chaque fois qu'elle se donne la peine d'y songer vraiment, elle contemple surtout le vide abyssal de son existence.
À la longue, elle finit par prendre conscience d'un phénomène étrange : étonnamment, les bus éclairent moins que les voitures. Les gros engins illuminent moins que les petits. Qui l'aurait cru ? Une autre leçon de la vie ? Qui en a quelque chose à faire ? Personne, mais ça fait une minute de plus de passée en attendant que le réveil sonne.
4 h 22, la balayeuse vient de déboucher sur le boulevard. Elle approche. On entend d'abord le sifflement des jets haute pression douchant les trottoirs, accompagné du ronflement du camion qui roule au pas. Par moments, ce ronflement-là couvre presque celui de Victor.
Eugénie a chaud. Elle rejette la couette mais cela ne change rien. Elle étouffe et se tourne vers Victor. Elle aimerait qu'il soit éveillé et qu'il trouve les mots justes pour la réconforter. Pourquoi faudrait-il d'ailleurs qu'il la rassure ? Eugénie ne le sait pas vraiment. De toute façon, il dort à poings fermés et lui tourne le dos. Lasse de s'ennuyer dans le lit sans trouver le repos, elle décide de se lever. Sur la pointe des pieds, elle quitte la chambre.
Debout dans le salon, Eugénie se demande ce qu'elle pourrait bien faire à une heure pareille. Se préparer un thé ? Idéal pour ne plus dormir du tout. Un verre de lait tiède ? Ça ne marche que dans les films parce qu'en vrai, c'est écœurant. Sans trop savoir pourquoi, elle décide d'aller faire un tour dans le théâtre.
Elle descend l'escalier qui relie leur petit appartement de fonction au local du personnel jouxtant le hall. Comme une ombre glissant dans le silence, elle traverse l'espace éclairé par les veilleuses de sécurité. À travers les carreaux biseautés des portes d'entrée, les lumières de la rue scintillent. Il lui semble entendre un bruit. Peut-être va-t-elle croiser le spectre de Violette ?
La grande salle du théâtre est déserte et froide. Eugénie ne l'a jamais vue ainsi. Dans la lueur verdâtre des sorties de secours, le lieu semble frappé d'une malédiction qui le maintiendrait hors du temps, au cœur d'un hiver maléfique. Sans couleurs et sans aucun mouvement, l'atmosphère est inquiétante. L'immense volume ressemble à la cage thoracique d'un monstre inanimé dont les balcons formeraient les côtes. Comment ce lieu qui, quelques heures auparavant, vibrait des émotions d'un public satisfait, peut-il paraître si inerte à présent ? Les rideaux de scène sont tellement immobiles que l'on pourrait les croire faits de briques. Pour Eugénie, dans la pénombre, les rangées de fauteuils évoquent des pierres tombales alignées dans un cimetière.
Elle a beau respirer le plus profondément possible, la sensation d'étouffement ne la quitte pas. Elle songe à sortir dans la rue, mais se ravise. Elle a non seulement besoin d'air frais, mais aussi de hauteur. L'envie lui prend soudain de monter sur le toit.
Ragaillardie par ce but inespéré, elle s'engage dans le dédale d'escaliers et de corridors qui permet de gagner les étages. Elle connaît ce labyrinthe comme sa poche. Parfois, il lui semble entendre des souris qui trottinent ou qui grattent.
L'atmosphère change radicalement lorsqu'elle quitte les lieux où le public est admis pour ceux réservés au personnel technique. Plus de dorures ni de velours. Plus aucun confort. Seul le fonctionnel est de mise. Murs bruts aux enduits abîmés par le temps, extincteurs, gaines et tuyaux, fléchages ou avertissements de sécurité peints sur les parois. Ici, sans fard, loin du décor luxueux réservé aux spectateurs, le théâtre trahit son âge.
Poursuivant son périple nocturne, Eugénie finit même par dépasser le secteur d'activités habituel. La voilà parvenue dans les combles. Alors qu'elle traverse une zone encombrée de vieilles caisses et de malles poussiéreuses, un craquement sec attire son attention. Elle s'arrête. Il lui semble ressentir une présence… et pas celle d'un rongeur. Elle frissonne.
— Il y a quelqu'un ?
Pas de réponse. Et d'une certaine façon tant mieux, parce que si une voix s'était fait entendre, Eugénie aurait instantanément pu vérifier si elle était cardiaque. Elle risque un pas, mais se fige à nouveau. Au fond de l'espace mansardé, entre des vieux éléments de décors, elle croit percevoir un mouvement. Une silhouette qui passe.
— Qui est là ?
Aucun bruit. Elle demeure quelques instants aux aguets, hésite à rebrousser chemin, mais reprend finalement son ascension vers le sommet en restant sur ses gardes.
De coursives étroites en soupentes, elle grimpe toujours plus haut dans le bâtiment. Elle ne s'est aventurée jusqu'ici qu'une seule fois, à l'occasion de sa prise de fonction, lors de la visite technique avec les pompiers.
Elle se trouve à présent au-dessus du dôme de la grande salle, que contourne la passerelle. Les escaliers sont désormais en acier et ajourés. Elle n'a pas le vertige, mais elle se dit qu'elle aurait dû prendre une lampe.
Le parcours l'entraîne entre les charpentes métalliques. Parfois, elle se tient aux poutres rivetées couvertes d'une fine poussière de rouille. Elle se frotte les mains, mais cela ne suffit pas à tout retirer.
Enfin, elle aperçoit les dernières marches qui conduisent à une porte de fer sur laquelle est peinte la mention « Accès toiture ». Elle pousse de toutes ses forces sur la barre d'ouverture et se retrouve à l'extérieur.
Le souffle de la nuit la saisit aussitôt. Passer du calme étouffé du bâtiment à l'exposition aux éléments provoque chez elle la même sensation que sauter dans la mer depuis une falaise. Elle emplit ses poumons d'air frais. L'horizon sans décor, le plafond sans moulures dorées mais joliment constellé de milliers d'étoiles… Elle bloque le battant pour ne pas se retrouver enfermée dehors et s'aventure sur la couverture de zinc. La toiture est presque plane, offrant une vaste surface. Elle n'a pas froid. Elle est même heureuse de sentir courir sur elle le vent, dont sa chemise de nuit ne la protège pas.
Elle s'avance en direction de la façade, longeant une série de blocs de climatisation. Elle aperçoit le bord et en contrebas, devine déjà la rue comme un gouffre. Aux alentours, un océan de toitures. Il y a moins d'antennes que sur le décor de la pièce, mais plus de paraboles.
Le vide l'attire. Elle fait encore quelques pas, de plus en plus hésitants. Le précipice n'est pas loin. Elle ferme les yeux, puis écarte lentement les bras, telle une prêtresse antique s'adonnant à un rituel secret. Un léger vertige manque de lui faire perdre l'équilibre. Elle recule. Mais pourquoi reculer ? Et si la solution à tous ses problèmes se trouvait là, à moins d'un mètre d'elle ? Il suffirait d'avancer encore un peu et de s'abandonner à la gravité. La gravité terrestre et la gravité de sa situation. Tout serait réglé. L'idée d'en finir lui paraît tout à coup évidente. Chaque jour, convaincue qu'elle ne sert plus à rien, elle se répète que sa vie ne vaut plus la peine d'être vécue. Paumée dans un monde de regrets, privée d'espoir. Son entourage se débrouille très bien sans elle. Alors pourquoi reste-t-elle là à souffrir, piégée dans cette existence qui lui retire tout ce qu'elle aime ?
Elle hasarde un pied, un pas de plus. Les larmes lui viennent. Peut-être est-ce la faute du vent qui balaye son visage et dessèche ses yeux, peut-être est-ce le poids de ses sentiments. Elle ne se tient plus maintenant qu'à quelques centimètres du précipice. Elle distingue déjà le trottoir d'en face. Vu d'ici, tout paraît si simple. Il suffit d'avancer encore un peu pour tout arrêter. Ne plus se forcer. Jamais. Les raisons de quitter la partie sont nombreuses. Il suffirait d'un courant d'air ou de l'apparition du fantôme de Violette pour qu'elle fasse le pas de trop et que son sort soit réglé. Environ sept étages plus bas, tout s'achèverait. Une petite chute qui serait bien suffisante pour lui laisser le temps de faire l'inventaire de sa vie. Rien qui mérite l'attention des livres d'histoire. Une existence insignifiante. Tous ces efforts, tous ces combats, tout cet amour, pour en arriver là… Autant laisser la place à ceux qui feront certainement mieux qu'elle.
Est-ce qu'une seule chose lui manquerait ? Existe-t-il quoi que ce soit sur cette terre qu'elle puisse encore espérer ? Au moment de tout balancer, que retiendrait-elle ? Le visage de ses enfants s'impose à elle. Est-elle prête à y renoncer ? Est-elle capable de s'en priver alors qu'il est encore possible de les voir, même moins souvent ? L'autre image qui lui vient est celle de Victor, qui sanglote. En presque quatre décennies, elle ne l'a jamais vu pleurer. Si elle a compté pour quelqu'un, c'est sans doute pour lui. Qu'elle puisse devenir la cause de son chagrin ne lui plaît pas. Juliette et Céline lui manqueraient aussi. Elle aimerait les voir s'en sortir. Pour elles, il est encore temps. Et puis Noémie a refait les papiers peints du petit appartement qu'elle partage avec son copain. Eugénie est curieuse de voir à quoi ça ressemble. Quelques sourires et du papier peint sont-ils suffisants pour continuer à vivre ?
Une bourrasque la déséquilibre soudain, et c'est de justesse qu'elle arrive à se récupérer. Un réflexe de survie ? Haletante, elle recule maladroitement jusqu'à ce que son dos bute contre une cheminée. Elle s'assoit, se recroqueville sur elle-même et étreint ses genoux. Tout à coup, elle a froid.