Alors que la salle se remplit, Eugénie aide à l'installation des spectateurs en gardant un œil sur Laura. La jeune fille fait parfaitement son travail, comme toujours, mais le sourire qu'elle arbore quand elle s'adresse aux gens contraste sévèrement avec la mine grise qui ternit ses traits dès que plus personne ne la regarde. Eugénie n'a aucun doute : cette petite lutte contre quelque chose qui la ronge.
En escortant une famille au rang G, Eugénie aperçoit Marcelle et Jean, le petit couple de retraités qui vient régulièrement. Elle éprouve une vraie tendresse pour eux. Elle se souvient encore de la première fois où elle les a remarqués. Ils étaient de dos, à la caisse de Franky. Ils paraissaient bien petits et frêles devant le comptoir, mais c'est surtout le fait qu'ils se tiennent la main même en payant qui avait attiré son attention. On aurait dit deux enfants amoureux que le temps aurait prématurément voûtés. Eugénie s'était approchée et s'était aperçue qu'ils réglaient leurs places en liquide.
Depuis, elle a pu constater que, fidèlement, ils étaient présents tous les premiers samedis du mois. Au début, ils venaient à cette date parce que leur petite pension tombait au même moment. Eugénie a réussi à leur obtenir un « tarif abonnement retraités réguliers » qui n'existe pas, mais leur permet de venir gratuitement. Ils ont cependant gardé leur date habituelle. Peu importe ce qui se joue, ils sont là. Quelques années auparavant, ils se rendaient encore au cinéma, mais le rythme effréné des films modernes leur donne mal à la tête. « Le théâtre, lui, ne peut pas aller plus vite que les êtres qui le font exister », comme ils disent.
Depuis quelque temps, ils marchent moins bien, Marcelle a une canne, mais ils se mettent toujours sur leur trente et un. Sa robe à fleurs date d'un autre temps, mais elle est ornée de lilas, ce qui correspond joliment au théâtre. Lui a toujours le même costume. Une fois, il a expliqué qu'il l'avait acheté pour le mariage de leur fils, voilà bien longtemps.
Eugénie finit de placer ses spectateurs et vient les saluer.
— Bonsoir Marcelle. Bonsoir Jean. Comment allez-vous ?
Elle leur fait la bise et s'aperçoit qu'ils portent tous les deux le même parfum. Impossible de savoir si cette eau de Cologne est masculine ou féminine, une de ces fragrances qui nous rappellent nos grands-parents.
Marcelle sourit timidement et Jean répond :
— Tant bien que mal, entre les examens médicaux et la vieillerie. Mais ici on oublie tout. Merci encore à toute votre troupe. C'est notre soir de fête. On l'attend toujours avec impatience.
— Vous commencez à bien connaître la pièce.
Marcelle réagit :
— Mais je l'aime bien, celle-là. Je suis contente que la petite dame s'en sorte. Si je croise l'autre sale type dans la rue, je lui flanque un coup de canne.
L'année dernière, pour leurs noces d'or, Eugénie les a fait installer au premier rang de la loge numéro 10. Victor leur a livré le champagne et la compagnie les a fait applaudir par toute la salle. Ils se tenaient debout au balcon, fragiles, agitant chacun leur seule main libre parce qu'il n'était pas question qu'ils se lâchent pour autant. Eugénie se souvient encore de l'émotion de l'équipe. Karim avait pleuré sans se cacher en frappant fort dans ses mains et Olivier était sorti en toute hâte leur acheter un bouquet de roses. Ce soir-là, pendant quelques instants, ce n'était plus la scène qui était dans la lumière, mais eux. Au balcon, dans leurs vêtements usés, ils avaient la prestance et la dignité d'un couple royal.
— Si vous avez besoin de quoi que ce soit, n'hésitez pas, tout le monde est là pour vous faire passer une bonne soirée.
— Merci, merci beaucoup.
Eugénie les quitte avec un léger pincement au cœur. Elle aurait aimé pouvoir prendre soin de ses propres parents ainsi.
Chaque fauteuil de cette salle ne correspond pas seulement à une place ou à un numéro ; c'est d'abord un écrin pour toutes les âmes qui viennent y reprendre leur souffle dans la longue course d'obstacles qu'est la vie.