À peine Juliette a-t-elle sonné que la porte s'ouvre. Céline l'accueille en finissant de s'habiller en toute hâte. Elles s'embrassent.
— T'attendais juste derrière, pour réagir aussi vite ? demande Juliette.
— Vu la taille de mon terrier, même si je suis à l'autre bout, il ne me faut que trois pas pour arriver à l'entrée. Merci beaucoup de me dépanner ce soir.
— Je t'en prie.
— Ulysse a pris sa douche. Il est en train d'enfiler son pyjama dans sa chambre. On a fait les devoirs mais si tu as le temps, il faudrait lui faire relire un extrait de Robinson Crusoé.
Juliette déambule dans le salon pendant que son amie fonce se maquiller. Elle n'était pas venue depuis quelques mois, mais rien n'a changé, à part les jouets d'Ulysse qui évoluent aussi vite que le gamin grandit. Plus rien ne traîne par terre, mais une console est apparue à côté de la télé.
— Où t'invite-t-il ce soir ? Il ne va pas te refaire le coup du resto mexicain, au moins ?
Céline passe la tête hors de sa minuscule salle de bains.
— Non, ce soir, c'est jamaïcain. On verra si les boutons que je vais récolter sur la tronche seront d'une couleur différente…
Elle ronchonne en appliquant son fond de teint à la va-vite.
— Je ne sais pas pourquoi je m'affole, de toute façon, il sera encore en retard. Quelle midinette décérébrée je fais…
Juliette s'approche et s'appuie sur le montant de la porte. Elle croise le regard de son amie dans le miroir.
— Tu n'as pas l'air folle de bonheur d'y aller.
— Ça se voit tant que ça ? Je me demande d'ailleurs pourquoi j'y vais. Je sais déjà que je vais revenir déçue et énervée.
— Il n'y a rien à sauver dans les moments que vous partagez ?
— Si. Quand il me ment. Parfois, je m'anesthésie suffisamment les neurones pour me bercer d'illusions.
Juliette ne comprend pas Céline. Pour sa part, elle ne s'engage que si elle est réellement attirée. Il faut qu'elle sente quelque chose chez l'autre. À la seconde où l'envie n'est plus là, elle rompt. Sauf avec Loïc. Là, elle serait prête à y aller même si lui ne voulait pas. Elle ose demander :
— Tu as toujours eu l'impression de te faire avoir par tes petits copains ?
Céline suspend son geste, l'eye-liner à la main, et regarde sa cadette.
— Non, pas au début. Les premières fois, j'étais convaincue. Tu parles ! Une luciole fascinée par la lampe qui va lui griller les ailes. Même pas peur ! De toute façon, quand on est jeune, on se dit qu'on a le temps. Si ce n'est pas le bon, il y en aura bien un autre ! Et puis les années passent sans que tu t'en rendes compte. Ce n'est toujours pas le bon, et il y en a de moins en moins qui attendent derrière. Et un beau matin, sans trop savoir pourquoi, ce n'est plus l'envie qui te guide, mais la trouille. Tu te dis qu'il faudrait te trouver un port d'attache avant les grandes marées.
— Tu n'as jamais été amoureuse, au moins les premiers temps, même de ton ex-mari ?
— Tu sais, Juliette, l'amour, je me demande parfois si ce n'est pas un truc qu'on s'invente toutes seules dans nos têtes. Est-ce qu'à force de vouloir le trouver on finit par avoir l'impression de le voir ? Comme un mirage dans le désert ? On pense que rencontrer sa moitié, son alter ego masculin, sera magique. On se joue une vraie comédie romantique, et puis le quotidien se charge de te ramener sur terre.
— Eugénie voit les choses exactement de la même façon. Tiens-toi bien, elle m'a confié qu'elle n'avait pour ainsi dire pas choisi Victor. Tu te rends compte ?
— Elle est quand même bien tombée. Lui au moins est resté, et il est gentil.
Céline vérifie son apparence dans le miroir. Une touche de gloss, et elle sourit pour s'assurer de l'effet.
— Maintenant, l'amour, pour moi, c'est comme ce sourire : je sais le faire, mais il me manque ce qui est supposé lui donner naissance. Je maîtrise le symptôme, mais je suis cruellement privée de ce qui le provoque. À ton âge, on ne réfléchit même pas à ce qu'il faut faire pour avoir l'air lumineuse. On l'est par nature ! C'est toute la force de l'innocence. Dans ma situation, on se souvient qu'il faut tirer de chaque côté de la bouche pour que ça y ressemble. On joue le jeu en espérant tenir assez longtemps pour qu'un jour, quelque chose nous sauve de ce que tu sais.
— Ne parle pas comme ça ! Il faut y croire, ma Céline !
Le pauvre sourire de son amie lui étreint le cœur.
— Je vous ai préparé deux assiettes sympas pour le dîner, se reprend Céline. Évite de laisser Ulysse manger devant la télé. Quand il sera couché, installe-toi dans ma chambre, je ne devrais pas rentrer tard.
— T'inquiète pas pour moi, prends le temps de profiter.
Sur le lit de son amie, Juliette découvre des dizaines de photos étalées en vrac.
— Tu fais un album ?
— Du tri. Je garde ce qui pourra faire plaisir à Ulysse, et je balance le reste. Je ne veux plus m'encombrer de ces souvenirs. Qui garderait la photo du piège à loup dans lequel il est tombé ?
— Je peux jeter un œil ?
— Je t'en prie.
Des paysages, des couchers de soleil, des photos de Céline avec l'homme que Juliette n'a vu qu'à travers un masque de vache. Ils sourient — surtout elle. Juliette se dit qu'elle ne possède aucune photo avec Loïc. Comment seront-ils sur la première ? Est-ce qu'elle la jettera un jour ?
Céline la rejoint devant le lit.
— Tu te rends compte ? Des photos papier. Et dire que je me moquais de ma grand-mère avec ses tirages sépia… Les gens de ton âge ne font plus cela, vous avez tout dans votre téléphone. Des selfies, des centaines de photos de n'importe quoi parce que vous n'êtes plus limités par la pellicule. Et voilà que je me mets à parler comme une mémé !
— C'était mieux avant ?
— Je ne sais pas. Nous, on faisait les tirages au fur et à mesure, à l'économie, en ne photographiant que ce qui nous paraissait digne d'être fixé pour l'éternité. Et on gardait les clichés précieusement. C'était la mémoire de la famille ! Vous, si votre téléphone plante, vous perdez tout, mais par contre vous pouvez faire des photos partout. Mieux ou moins bien, je ne sais pas. C'est comme ça. Tout change et on n'y peut rien.
Juliette s'empare d'une photo où Céline, radieuse, se tient béate devant son mari.
— À quel moment as-tu senti que ça changeait entre vous ?
— Lorsque j'ai compris. Lorsque j'ai cessé d'alimenter la chaudière de notre histoire banale en y brûlant mes rêves. Ça a tenu aussi longtemps que j'y ai cru. Mais ne te soucie pas de ça, ce n'est pas parce que j'ai loupé mon coup que toi tu le manqueras. Vas-y à fond ! N'écoute que tes sentiments, ta conscience se pointera bien assez tôt !
En détaillant les photos, Juliette se dit que Céline et Martial formaient malgré tout un beau couple.
— Revoir tout ça ne te fait pas trop souffrir ?
— Les photos sont trompeuses. Quelques instants de bonheur isolés qui peuvent faire illusion pour ceux qui n'étaient pas présents. Tu ne vois ici que les moments les plus forts, les plus beaux décors, les fois où on était dignes d'être immortalisés. Mais entre ces dixièmes de seconde où l'appareil te saisissait, il y avait la réalité. Là, tu vois, je me souviens que juste après cette photo j'avais été triste parce que j'avais surpris son coup d'œil vers une autre fille. Il l'avait littéralement déshabillée du regard. Toi, tu vois un beau souvenir, moi je me rappelle un coup de couteau dans le cœur… Il ne faut pas se focaliser sur les meilleurs moments, ils ne sont finalement pas représentatifs. Avec vos téléphones, vous avez peut-être de la chance. Partout, tout le temps, c'est le quotidien que vous attrapez. C'est là que le bonheur est sans doute le plus perceptible… lorsqu'il existe.
Sur la table de nuit, Juliette remarque le manuscrit de la pièce Cœur à retardement.
— Tu lis ça ? fait-elle en le pointant du doigt.
— Je ne lis même que cela depuis des mois. Une vraie thérapie. Je me sens tellement proche de l'héroïne. Je connais ses répliques par cœur. Parfois, je les joue toute seule, devant la glace ou au volant, comme si Martial se tenait devant moi. J'aurais tellement aimé avoir le cran de lui balancer tout ça…
Juliette vérifie sa montre.
— On discute, on discute, et tu vas finir par être plus en retard que lui.
Ulysse sort de sa chambre, vêtu d'un pyjama décoré de voitures multicolores.
— Juliette ! s'écrie-t-il en courant vers la jeune femme.
Il lui saute dans les bras.
— Je vous laisse, vous allez passer une meilleure soirée que moi.
Le jeune garçon accompagne sa mère jusqu'à l'entrée et l'embrasse.
— Essaie d'en profiter tout de même, glisse Juliette à son amie.
— Merci d'être là.
La porte claquée, Ulysse attend que les pas s'éloignent dans l'escalier, puis il regarde sa baby-sitter très sérieusement.
— Avant qu'on joue à mon nouveau jeu de course auto, je dois chercher quelque chose.
— Ton extrait de Robinson Crusoé ?
— Non, un renseignement. Maman ne veut pas que je me serve d'Internet tout seul quand elle n'est pas là. Tu veux bien m'aider ?
— Pour tes devoirs ?
— Non, pour Victor. Il m'a dit qu'il avait besoin d'une machine qui fait de la « soudure à l'arc » pour renforcer certaines pièces de la machinerie du théâtre. Sinon, il dit que ça tombera de partout. Je vais l'aider à trouver sa machine à souder.
— C'est très gentil.
Ulysse s'installe devant l'ordinateur et commence à taper dans le moteur de recherche.
— C'est rare, l'engin que tu cherches ?
— Je sais pas trop. Au début, j'ai même cru que ça avait été inventé par les Indiens à cause de l'arc, mais en fait, c'est une machine que tu utilises avec une baguette qui fait des étincelles dans une lumière aveuglante.
Le cœur de Juliette fait un bond.
— J'en ai déjà vu ! Je sais ce que c'est !
Sur la page de recherche, des dizaines de photos s'affichent. Des hommes équipés de masques face à des gerbes lumineuses. Juliette reconnaît aussitôt le poste de soudure de Loïc. Elle s'enthousiasme :
— Je connais quelqu'un qui en a un !
— Vrai ? Tu pourrais lui demander de le prêter à Victor ?
— Bien sûr !
— C'est un ami à toi ?
— J'aimerais bien que ce soit mon ami…
— Tu lui en parleras ?
— Promis, dès demain.
— Génial, alors on peut faire des Grands Prix ! Je prends le Super Racer bleu !
— Ta mère m'a fait promettre de ne pas abuser des jeux vidéo. Et c'est mon amie.
— Parce que moi je ne suis pas ton ami ?
Un sourire a suffi pour que Juliette se fasse avoir.