Un cri de femme déchire le silence. Un hurlement épouvantable, suraigu. Impossible de savoir d'où il provient. Dans la salle du théâtre, aucun des machinos qui s'affairent sur la scène ne réagit. Olivier continue à soulever ses caisses deux fois alors qu'une seule suffirait. Seule Laura, qui attend de faire sa première soirée d'ouvreuse, semble s'inquiéter.
— Vous n'avez pas entendu ? lance-t-elle timidement.
Olivier lui répond en continuant de faire des haltères avec sa charge :
— T'en fais pas, c'est Chantal, elle a dû croiser une souris.
Un autre technicien complète :
— Quand c'est plus rauque et que tu entends une bordée d'injures juste après, c'est Annie qui a vu une araignée.
— Il y a des souris ? s'étonne Laura.
Olivier pose son fardeau et se redresse.
— C'est même leur palais. Tu imagines, tous ces recoins, ces structures creuses, ces espaces où aucun humain ne met jamais les pieds ? C'est un paradis pour elles. Si en plus elles apprécient le théâtre, elles peuvent aller au spectacle tous les soirs, et sans être obligées de porter un smoking. Elles viennent à poil ! Du coup, on est super bien placés dans les guides de voyage pour rongeurs…
— Il vous faudrait un chat, propose Laura sérieusement.
— Un bataillon de chats, tu veux dire, avec des casques à vision nocturne et des détecteurs infrarouges ! Blague à part, il n'y a pas grand-chose à faire. C'est une paix armée. On se partage le bâtiment, le jour c'est nous, et la nuit c'est elles. Tu en as peur ?
— Non, ni des araignées d'ailleurs.
— Génial, on a besoin de jeunes qui n'ont peur de rien !
Olivier saute au bas de la scène et vient serrer la main de la nouvelle venue.
— Alors, si j'ai bien compris, tu es la nouvelle ouvreuse ?
— Je vais tenter ma chance.
— T'inquiète pas, c'est facile, tu verras. Pour les placer, c'est comme à la bataille navale, G12, touché coulé ! En plus, l'équipe est sympa. Heureusement d'ailleurs, parce que c'est pas pour ce qu'on est payés qu'on resterait, vu qu'on est quasiment tous bénévoles !
— Monsieur Olivier, je peux vous poser une question ?
Le machiniste fait semblant d'avoir pris une balle dans le cœur et de tomber à la renverse.
— Tu m'as flingué. Je viens de choper cent dix ans ! « Monsieur » Olivier… Tu parles d'un coup de vieux ! Ici, pas de chichi, pas de monsieur ou madame, sauf pour Taylor qui est un peu les deux… Tout le monde se dit « tu ».
— Je peux quand même poser une question ?
— À vot' service, ma p'tite dame.
— Pourquoi soulevez-vous vos caisses plusieurs fois avant de les déposer ?
— Ah, tu as remarqué ça… Vois-tu, je déteste les salles de sport et j'aime bien m'entretenir. En multipliant les mouvements, je pratique ma muscu tout en faisant utile.
Laura ne réagit pas. Furtivement, elle évalue quand même la carrure de son interlocuteur et constate que bien que n'ayant rien de l'aspect gonflé des culturistes, il semble effectivement bien taillé.
— Je peux « te » poser une autre question ?
— Je t'en prie. Un conseil coiffure, un secret de beauté ?
— Pas vraiment, merci…
Elle lui désigne discrètement le rang du fond où un homme est assis à côté d'un mannequin habillé en footballeur américain.
— Vous savez qui c'est ?
— Celui qui bouge, c'est Arnaud, l'éclairagiste, il attend qu'on ait fini de dégager le plateau pour peaufiner ses lumières. À côté, celui qui ne bouge pas mais qui sourit tout le temps, c'est Norbert, son pote. Hier, il l'avait habillé en marin pêcheur.
— Est-il normal qu'Arnaud parle à ce mannequin ?
Olivier s'approche et lui souffle :
— Chère Laura, tu te trouves dans l'un des derniers lieux de cette planète où tout le monde se fout éperdument de ce qui est normal ou pas. Ici, tant que tu es gentil avec les autres, tu peux être qui tu veux, comme tu veux.
La jeune fille sourit. L'idée lui plaît.
— Tu crois que je peux aller leur dire bonjour ?