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La voix chuchote, délivrant sa confidence :

— J'avais si peur que tu viennes, Eugénie. Et pourtant, j'en avais tellement envie… Crazy, n'est-ce pas ?

Taylor regarde la gardienne droit dans les yeux. Il se comporte toujours ainsi. Bien que timide, il va chercher la réaction des individus là où ils mentent le moins. Il s'empresse d'ajouter :

— Depuis des jours, je te guette. J'avais la gorge sèche chaque fois que tu approchais. Je me disais : ça y est, c'est mon tour ! Tu imagines ? Comme la mort ! On sait qu'elle finira par arriver, mais on se demande quand.

— Rassure-toi, j'ai laissé ma faux dans le placard à balais. Je ne viens pas t'ôter la vie, je suis là pour essayer de la comprendre.

— Certains m'ont confié que tu leur avais parlé. Ils n'ont rien révélé de vos échanges, mais ils étaient chamboulés. Tu poses des questions qui remuent.

— Ce sont plutôt les réponses qui sont fortes.

— Tu arrives à en extraire des ingrédients pour le spectacle ?

— La matière est magnifique, mais qui peut dire si j'arriverai à la mettre en forme pour la transmettre… En tout cas, l'expérience est incroyable. Peu de dramaturges ont dû avoir le privilège d'accéder à ce que vous m'offrez. Suis-je digne de le recevoir ?

— Tu es comme l'abeille qui butine en attendant de fabriquer son miel !

— Espérons que je sois capable d'en faire au moins un pot…

— Que veux-tu savoir de moi ?

— J'essaie de cerner ce qui vous rend tous si particuliers dans cette troupe.

— On est tes cobayes ?

— Plutôt mon échantillon représentatif d'humanité. Qu'est-ce qui vous rend universels ? Pourquoi êtes-vous uniques ?

— Ce sont tes questions ?

— Non. C'est mon approche.

— Tant mieux, parce que je ne me voyais pas capable de répondre à ça. As-tu trouvé ce qui me rend unique ? À part mes T-shirts flashy !

Eugénie considère l'habilleur.

— Tu doutes en permanence. Tu es toujours en recherche de signaux venus des autres. On dirait que tu attends, ou plutôt que tu espères. Ai-je tort ?

Taylor détourne les yeux. Eugénie effleure son bras avec chaleur.

— Pardon, je ne voulais pas te brusquer. Rien ne t'oblige à me répondre. En ce moment, je ne manipule que du sentiment hautement radioactif. Je ne sais plus mettre les formes, je plonge directement au cœur des réacteurs. Je passe mon temps à déterrer des choses dont on ne parle jamais…

— Je ne suis pas habitué, mais ça me va. Pose-moi ta question.

— Taylor, qu'est-ce qui te fait le plus peur ?

Il réfléchit.

— On ne parle ni des serpents, ni des boîtes de conserve périmées qui peuvent exploser, on est bien d'accord. Tu me demandes ce qui me terrifie vraiment ?

— S'il t'est possible de l'évoquer, oui.

— Tu poses la même question à tout le monde ?

— Jamais. J'essaie de glaner ce que chaque individu est le seul à pouvoir m'enseigner.

— Je vais donc à mon tour faire partie du club des chamboulés.

— Tu n'avais pas besoin de moi pour ça…

Taylor prend appui contre le mur de brique, comme pour se rassurer.

— Finalement, tes questions sont comme ces interrogations existentielles que l'on devrait systématiquement affronter. Histoire de savoir où on en est, afin qu'il ne soit pas trop tard lorsqu'on découvre les réponses. Voir clair en soi. C'est un excellent principe. Si tu sais ce qui compte ou ce qui t'épouvante, tu ne t'éparpilles plus. Laisse-moi réfléchir…

Les expressions qui se succèdent sur son visage traduisent les multiples émotions qu'empruntent ses pensées à travers le labyrinthe de sa conscience. À quoi songe-t-il ? Ou à qui ?

À plusieurs reprises, Eugénie pressent qu'il va s'exprimer, mais Taylor se bloque, la bouche ouverte, poursuivant sa réflexion intérieure. Tout à coup, comme un paysage qui s'éclaire au lever du jour, son regard change.

— L'idée de vivre seul me terrifie plus que tout au monde.

Lui d'habitude si loquace, si volubile, ne répond que d'une phrase, sans le moindre doute, comme s'il avait touché l'épicentre de son être. Eugénie sent qu'il n'a pas fini de formuler sa pensée. Ils se regardent longuement.

— C'est même ma seule peur, confie Taylor. J'ai beau chercher, je ne vois rien d'autre susceptible de m'effrayer. Le pire pour moi serait de n'exister pour personne, ne pas trouver l'autre à qui l'on peut tout donner. Toi tu as Victor, tes enfants, mais moi je cherche encore. Je ne pense pas valoir grand-chose, mais je sais que si quelqu'un me faisait confiance, si on me laissait ma chance, j'aurais tous les courages. Le peu que j'ai fait de bien depuis que je suis sur cette terre, je l'ai fait pour d'autres, par amour…

Il passe la main dans ses cheveux courts et soupire :

— On ne parle jamais de ces choses-là. On ne peut en discuter avec personne. Pourtant, qu'est-ce que ça fait comme bien ! Tout paraît si simple une fois que les mots ont été dits ! On perd tellement de temps à parler pour ne rien dire alors que le plus important reste enfermé en soi…

Taylor marque une pause. Il semble libéré.

— En fait, je passe ma vie à attendre la personne qui fera de moi ce que je suis vraiment ! J'espère l'étincelle qui mettra le feu aux poudres. Pourtant, souvent, je n'y crois plus. J'ai peur qu'elle ne vienne jamais. Toutes ces années à avancer seul, convaincu que le monde est dix fois plus beau lorsque tu le regardes avec quelqu'un…

— As-tu déjà été amoureux, Taylor ?

— Souvent. Mais jamais de celles que ma mère s'évertuait à me présenter !

Son rire se perd dans une expression triste.

— Étrange alchimie à laquelle nul ne peut se soustraire. Certains nous font bouillir et d'autres nous laissent froids. On ne choisit pas ce qui nous enflamme. Comme si nous étions incapables d'identifier le réactif qui nous rendra vivants avant qu'il ait atteint notre peau. Cette réaction existe-t-elle vraiment, ou ne faisons-nous que la rêver ? Je me demande souvent si nous ne sommes pas éternellement seuls.

— Pas à cet instant, Taylor. Pas à cet instant.

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