Eugénie n'a jamais éprouvé cela. Elle ne pensait même pas que c'était humainement possible. La recette est pourtant simple, même si les ingrédients sont rares. Il faut une salle pleine à craquer d'un public qui vous attend au tournant, des dizaines d'artistes dont c'est la dernière chance, des tonnes de décors qui ont tous déjà servi pour d'autres spectacles, des montagnes de pression et… un silence absolu. Se produit alors une conjonction extraordinaire, un paradoxe total. Juste avant que les rideaux ne s'ouvrent, le calme se fait en salle comme en coulisses, et tout le monde retient son souffle. À cet instant précis, pile à la frontière entre l'avant et l'après, Eugénie ferme les yeux. Elle pourrait se croire seule en pleine nuit, dans le théâtre désert, alors qu'il n'a sans doute jamais été aussi plein depuis son inauguration. Étrange sensation du temps suspendu, en équilibre avant le déferlement des possibles.
Le rideau se lève sur une place ombragée. Les oiseaux chantent. Un homme en costume est assis, seul sur un banc. La salle applaudit. Il ne bouge pas. Peut-être s'est-il assoupi.
Une dizaine de danseuses portant d'immenses drapeaux entrent sur scène à la fois côté cour et côté jardin et dessinent d'incroyables figures multicolores autour de lui. L'œil y perçoit des formes éphémères. À peine nées, aussitôt remplacées.
La lumière change et devient irréelle ; les arbres se parent de couleurs vives et une petite maison de conte de fées descend du ciel. L'homme sur le banc est en train de rêver et nous entraîne dans ses souvenirs.
Le ballet des étendards s'efface. Le banc a disparu comme par enchantement, l'homme n'est plus là. À la place, un bac à sable, au milieu duquel la réplique miniature du personnage se tient assise parmi d'autres enfants bien vivants en train de jouer. L'effet est saisissant.
En régie, Nicolas pointe son chronomètre. Il est satisfait, le premier tableau a été parfaitement exécuté. Tout est ajusté à la milliseconde près. Top régie pour l'enchaînement.
De son poste d'observation sur le côté de la scène, Eugénie évalue les réactions de la salle. Comme elle l'espérait, les spectateurs sont accrochés, mais aussi décontenancés. Le premier tableau est volontairement abstrait afin de les arracher aux codes habituels de narration. En moins de trois minutes, ils doivent comprendre qui est le personnage et l'ampleur de ce qu'il va vivre. On le découvre enfant, entouré de mamans débordées qu'un marchand de glaces magicien multiplie en les sciant en deux. Premiers rires. Avec sa perruque et sa robe qui ne cachent pas sa carrure, Olivier n'y est pas pour rien.
Déjà la nuit tombe, et toutes les mères emportent leurs enfants. Sur les façades des immeubles que l'on aperçoit en arrière-plan, quelques fenêtres s'allument. Dans le bac à sable, il ne reste plus qu'un seul petit, que personne ne viendra chercher.
Ce soir, personne ne joue un rôle, tout le monde interprète un peu sa propre vie. Juliette va danser pour Loïc ; Céline va mentir devant Anthony et trouver la rédemption devant le père Florian ; Eugénie va hésiter entre deux hommes. Annie et Chantal vont avoir l'occasion de crier et Taylor d'aimer. Daniel pourra enfin mourir.
Victor n'entrera pas en scène tout de suite. Il n'apparaît qu'au cinquième tableau. C'est pour cela qu'il a pris le temps de se glisser dans la salle, pour prendre le pouls du public.
Après avoir été déroutée, l'assistance semble trouver le rythme. Le régisseur a l'impression que les gens ressentent, qu'ils ne se contentent pas d'écouter mais sont en alerte, aux aguets, comme s'ils avaient compris que dans cette histoire-là, tout est possible.
L'enfant a grandi, il est à présent dans un internat, entre une enseignante qui lui apprend plus que la vie et un surveillant qui n'attend que le premier écart pour le rosser.
Maximilien est virtuose en tortionnaire cynique, et Natacha poignante en femme de cœur.
— Norbert, l'exhorte-t-elle, si tu refuses d'apprendre, tu passeras le reste de ta vie entre des murs comme ceux-ci. Ne renonce pas. Tente ta chance ! Ne laisse personne te condamner pour ce que d'autres ont fait de toi…
Le jeune homme en jean et T-shirt ne répond pas. Il ne répond jamais.
La scène suivante commence avec un simple chant qui s'élève, mélodieux, alors que Norbert est désespéré. Eugénie est postée derrière le décor, au plus près de l'endroit où l'artiste va entrer en scène. Lorsqu'elle a écrit cette scène, la gardienne ignorait à quel point il serait difficile de la jouer. Les mots sont vains lorsqu'ils ne sont pas incarnés. Les génies peuvent écrire des paroles sublimes, elles ne vaudront rien si elles sont restituées sans émotion. Eugénie en est consciente. Seule l'humanité de ceux qui osent ressentir en public transforme en trésor les songes de ceux qui rêvent en secret. C'est une scène capitale. La première qui doit soulever les spectateurs. Eugénie s'en veut presque de faire reposer cette responsabilité sur d'aussi frêles épaules. Pourtant, personne d'autre ne pouvait le faire. Elle n'ose même pas regarder son interprète.
Lorsque la voix de Laura s'élève, pure dans le silence du théâtre, l'émotion est tout de suite palpable. Son timbre est clair et son souffle puissant. On perçoit la vibration au creux de sa poitrine. Il faut avoir souffert pour offrir autant.
Et s'il était des gens qu'on rêve de quitter,
Et s'il était des lieux d'où on voudrait s'enfuir,
Si j'avais des envies de famille et de liberté
Et qu'une âme ait un jour le courage de dire…
Norbert a beau être puni et cloîtré, il entend la mélopée. Elle le transperce. Il se reconnaît dans le texte. Lui aussi est emmuré dans des préjugés. Comme ce chant qui a le pouvoir d'éclairer sa misère, il ne se sent pas à sa place là où on l'enferme. Tous prisonniers de quelque chose. Chacun ses chaînes, même si elles ne sont jamais du même métal.
La voix le charme, la complainte le bouleverse. Il se croyait seul à ressentir cela avec une telle intensité. Il voudrait bien rejoindre celle qui le transporte ainsi, mais il ne le peut pas. La voix s'éloigne sans qu'il ait pu voir à qui elle appartient. Lorsque la chanson s'arrête, Laura est sortie de scène. Norbert baisse la tête au moment où son morne univers est plongé dans le noir.
Silence dans la salle. Eugénie réfléchit à toute allure. Elle a froid, elle a chaud, elle est bouleversée par l'émotion que vient de lui procurer Laura et terrifiée par l'absence de réaction du public. Tout à coup, une vibration lui parvient. Elle la perçoit d'abord avec son corps avant de l'entendre. Elle se risque à regarder la salle.
Le public applaudit à tout rompre. Eugénie revient de si loin, elle a eu si peur qu'elle n'en éprouve aucune satisfaction. Ce premier plébiscite ne sera que la bouffée d'oxygène qui va lui permettre de repartir en apnée, en espérant ne pas se noyer avant de retrouver l'air libre.