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Alors qu'elle descend de sa voiture, Juliette s'efforce de calmer la tempête qui sévit sous son crâne. Elle a mémorisé chaque mot de ce que Loïc et Victor se sont dit, mais elle n'est pas supposée les avoir entendus. Pas évident d'agir comme si de rien n'était… Elle meurt d'envie de lui sauter au cou, elle désirerait le rassurer, le libérer, lui dire qu'entre eux tout est possible, mais elle ne le doit pas. Elle voudrait aussi lui avouer tout ce qu'elle espère pour le futur, mais les garçons ne voient pas si loin. À défaut, elle pourrait au moins lui arracher son bleu de travail et se jeter sur lui, mais les garçons ne voient pas si près. Condamnée à contenir la pression et sa passion, comme un barrage retiendrait un océan. Ce n'est pas de la maîtrise qu'il va lui falloir, c'est une camisole.

Elle a déjà failli gaffer auprès de Victor, à qui elle a demandé comment s'était passée la réparation en évitant soigneusement son regard.

« Remarquablement, a-t-il répondu. C'est un type bien qui connaît son boulot. Pas prétentieux, carré. J'espère que ça marchera entre vous. »

Heureusement qu'elle était aux premières loges pour tout entendre par elle-même, parce que sinon elle l'aurait menacé physiquement pour qu'il soit un peu plus précis dans son rapport.

Elle entre dans l'atelier de mécanique en marchant comme une fille « aussi belle et bien qu'elle » peut le faire, mais il n'est pas là.

— Loïc ?

C'est la première fois qu'elle ose l'appeler par son prénom.

— Je suis au fond, venez, je suis coincé sous la Buick jaune.

Il est coincé, c'est fabuleux. Elle va pouvoir le sauver. Elle arrive à point nommé. C'est normal, ceux qui s'aiment doivent pouvoir compter l'un sur l'autre. Ce lien télépathique réservé aux âmes sœurs les relie déjà. Elle a senti qu'elle devait lui rendre visite pile au moment où il était en détresse. C'est magique. Mais c'est quoi une Buick ? Heureusement, « jaune », elle comprend. La voilà qui erre dans le garage. Elle repère rapidement une grosse américaine décapotée couleur canari. Deux jambes dépassent du côté.

— Ne bougez pas, s'écrie-t-elle, je vais essayer de vous sortir de là !

Par chance, le vacarme de ses outils empêche le garagiste d'entendre ce qu'elle vient de dire, ce qui évite à Juliette de se ridiculiser une nouvelle fois.

— Pardon de ne pas sortir tout de suite, fait-il de sous la voiture, mais je suis sur une petite pompe hydraulique qui me complique la vie… Un instant, je termine et je suis à vous.

« Je suis à vous », de mieux en mieux… En attendant, elle observe ses pieds qui gigotent. Les chiens font ce genre de mouvements convulsifs quand ils sont assoupis et qu'ils rêvent. Là, il doit cavaler après un chat ou creuser pour enterrer un os.

Loïc finit par s'extirper sur sa petite plaque à roulettes.

— Je ne vais pas m'en tirer, alors on verra plus tard !

Il se relève d'un bond. L'espace d'un instant, elle croit qu'il est parti pour lui faire la bise, mais il se ravise. Est-ce parce qu'il est conscient d'avoir du cambouis plein la figure, ou parce qu'il est trop timide ? Pour se donner une contenance, il attrape un vieux chiffon et s'essuie les mains.

— Ne me dites pas que vous avez encore des problèmes avec votre voiture…

— Non, elle va bien, grâce à vous. Je suis simplement passée vous remercier pour le coup de main que vous avez donné à Victor.

— Aucun problème.

— Il a été très impressionné par votre savoir-faire.

— Tant mieux.

— Je pense même qu'il risque de vous demander d'autres services.

— Si c'est dans mes cordes, ce sera avec plaisir.

— Victor m'a dit que pour vous remercier, il vous avait proposé une bonne bouteille…

— … mais je ne bois pas.

— Il me l'a expliqué. Alors pour vous témoigner notre gratitude, je me suis dit que je pourrais peut-être vous inviter à venir voir la pièce, au théâtre.

Loïc est surpris. Il regarde alternativement la Buick et Juliette. Elle espère de tout cœur qu'il n'est pas en train d'hésiter sur celle avec qui il a le plus envie de sortir.

— C'est vraiment gentil, mais vous savez…

— On irait ensemble. Maintenant que vous connaissez la machinerie, vous pourriez voir à quoi elle sert…

Quelques secondes s'écoulent. Pour Juliette, elles durent une éternité.

— D'accord, mais c'est moi qui vous invite.

— Ne vous en faites pas pour ça.

Ravie, Juliette s'autorise un petit saut sur place.

— Je suis tellement contente que vous acceptiez !

Le grand cerf a peur. Il n'a jamais vu une tarte sauter sur place. Ni une huître, d'ailleurs.

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