Alors que l'équipe assiste à une nouvelle série d'auditions, Eugénie en profite pour s'éclipser discrètement. En traversant le hall, elle adresse un rapide salut au caissier :
— Hello Franky, tout va bien ?
— Les chiffres baissent, la faute au beau temps ! Mais j'ai une idée géniale dont j'aimerais te parler…
La gardienne fait signe qu'elle n'a pas le temps pour le moment et presse le pas pour s'échapper. Dans la rue, elle marche vite en tenant son sac à main serré contre sa poitrine. Ce qu'elle s'apprête à faire est en contradiction avec tous ses principes, mais c'est la seule solution possible. Elle a longuement hésité avant de s'y résoudre. Même si sa conscience proteste, elle est convaincue qu'au final, ce sera pour un mieux.
Chaque fois que Juliette passe au théâtre, elle se lamente de ne pas voir « son » Loïc. Pour maintenir un niveau acceptable de vraisemblance, la jeune femme s'est fixé un délai de dix jours avant de cabosser à nouveau sa voiture. En attendant, elle souffre. Elle ne supporte plus de ne pas pouvoir approcher celui à qui elle pense sans arrêt. Chaque jour, elle se repasse mentalement en boucle les rares instants qu'ils ont partagés. Elle les enjolive, les sublime, pour arriver à la même conclusion : c'est une magnifique histoire à laquelle il ne manque qu'un coup de main du destin pour qu'elle s'élève jusqu'au septième ciel.
Partout, tout le temps, Juliette parle de Loïc. Même aux patients du cabinet de radiologie. Sur les échographies, elle a l'impression de reconnaître l'angle de son menton ou l'arrondi de son épaule. Une radio dentaire lui a même fait penser à son sourire. Ça tourne à l'obsession. Eugénie l'a carrément surprise dans une loge à faire semblant d'avoir une conversation avec lui. Elle riait comme une frappée, lui racontait sa journée et lui posait même des questions en se taisant pendant ses réponses imaginaires. Il est fascinant de constater tout ce qu'un esprit humain peut inventer pour tromper sa solitude.
Alors ce soir, Eugénie compte bien devenir l'instrument de la chance, quitte à piétiner deux ou trois règles de droit commun. Même si elle n'a pas le costume de super-héros, elle en a la mentalité. C'est pour jouer ce rôle qu'elle a décidé de rester en vie. Voilà enfin l'occasion de tenir sa promesse.
Elle rase les murs, jette des coups d'œil furtifs en espérant ne croiser personne qui la reconnaîtrait. Faudrait-il acheter son silence ? Elle et Victor n'ont qu'un compte épargne qu'ils gardent pour les enfants. Un coup à se mettre sur la paille. Il serait sans doute plus économique d'éliminer les témoins. Eugénie préfère ne pas y penser. Le parking est dans la rue voisine ; elle s'y engouffre au pas de charge. Rien de suspect à cela, Victor y gare aussi leur véhicule.
L'écho de ses pas rapides se répercute sur les parois de béton. Elle palpe son sac pour vérifier que « l'outil » s'y trouve toujours. Elle n'a pu emprunter qu'un modèle de petite taille parce qu'avec un plus gros, le manche aurait dépassé.
Elle prend l'escalier et arrive à l'étage des abonnés, dont elle remonte les allées en ayant l'air le plus naturel possible. Du coin de l'œil, elle vérifie les emplacements des caméras. L'une d'elles filme l'entrée et une autre la rampe de sortie. La voie est libre. Elle avance en se prenant pour une espionne en route vers un rendez-vous qui peut lui coûter la vie.
Tout à coup, au milieu des véhicules alignés, elle repère la voiture de Juliette. Elle passe devant comme si de rien n'était. Elle tend l'oreille. Seuls ses pas résonnent. Les caméras sont loin, elle peut passer à l'action. Par excès de zèle, elle décide de parfaire l'alibi de son brusque demi-tour en feignant d'avoir oublié quelque chose. Avec une voix de baronne évaporée, elle s'exclame : « Mais quelle cruche ! Je descends pour déposer un paquet et je ne l'ai pas pris ! » Et la voilà qui éclate d'un rire forcé.
Arrivée à la hauteur de la voiture de Juliette, elle s'interrompt brutalement et plonge littéralement entre celle-ci et le véhicule garé à côté. Elle s'est fait mal aux genoux, mais qu'importe. Rien ne la fera renoncer. Elle sort discrètement de son sac un petit marteau.
— Pardon, ma Juliette. Je fais cela au nom de ton bonheur. Je te jure que d'une façon ou d'une autre, je te rembourserai.
Avec le peu de recul dont elle dispose, elle frappe une première fois au beau milieu de la portière. Le choc résonne dans tout le parking. Elle se fige jusqu'à ce que l'écho se dissipe. Dépitée, elle découvre que ce petit coup n'a produit qu'un effet très limité. Un léger enfoncement de rien du tout. Si elle veut que les dommages soient suffisants pour mobiliser tous les talents de Loïc, il va en falloir bien davantage. Alors elle prend son courage à deux mains, s'excuse auprès de la voiture, retient sa respiration… et se déchaîne.
La voilà qui martèle consciencieusement tout le flanc. Une mitraillette, un vrai pic-vert. Elle multiplie les coups avec une frénésie quasi pathologique. Dans sa précipitation, une vitre vole en éclats.
Essoufflée, Eugénie marque une pause. Le résultat commence à avoir de l'allure. La tôle est constellée d'enfoncements. Mais Eugénie aime le travail bien fait, et elle peut le soigner encore plus. Pour être certaine que Loïc se glissera en dessous et fera la joie de son amie, elle s'attaque maintenant au bas de caisse. Ce serait évidemment plus pratique avec une masse, mais elle doit se débrouiller avec ce qu'elle a. Alors elle ne s'épargne pas. Une séance de sport express.
Coincée entre les deux voitures, elle se tord dans tous les sens et y va de bon cœur. Elle pilonne littéralement la voiture de coups répétitifs. Par un mécanisme psychologique un peu pervers, elle finit même par y prendre un certain plaisir. Emportée par son élan et le vacarme industriel qu'il provoque, elle se cramponne à deux mains sur son petit outil, les mâchoires crispées et un regard de parfaite allumée.
Un ronflement de moteur résonne soudain dans le parking, la stoppant dans sa folie destructrice. Elle s'aplatit sur le béton. Un véhicule approche. Le faisceau des phares balaye le sol. Eugénie se recroqueville sur elle-même. Cette fois, elle est vraiment dans un film d'espionnage. Si elle est capturée, ils la tortureront. Ils essaieront de la faire parler mais elle ne lâchera rien. Ils peuvent se brosser. Elle n'est pas une balance, surtout pas quand il s'agit d'un complot contre l'une de ses meilleures amies dont elle est la seule commanditaire et l'exécutrice. Elle clamera l'innocence de Juliette. D'ailleurs, pour assurer le coup, comme les vrais héros qui ont connu cette affreuse situation avant elle, elle va avaler les indices compromettants. Sauf que là c'est un marteau. Si elle était un castor, elle pourrait au moins ronger le manche, mais pour la tête en fer ? Une autruche pourrait le gober et s'enfuir en courant sur ses grandes pattes. Eugénie imagine déjà les enquêteurs lancés à sa poursuite, puis, l'ayant attrapée, attendant que l'autruche « évacue par les voies naturelles » pour récupérer la preuve.
La berline passe pour aller chercher une place plus loin. Le cœur d'Eugénie bat la chamade. Toujours allongée sur le sol comme une fugitive, elle contemple son œuvre. Elle n'y est pas allée de main morte. Même avec un petit marteau, maman Bronto fait du bon boulot. Quand Loïc interrogera Juliette pour essayer de comprendre comment elle a pu subir ces improbables dégâts, elle pourra répondre la bouche en cœur et les yeux papillotants : « Aucune idée. » Pour une fois, ce sera vrai.
Le nouvel arrivant s'est garé et a quitté le niveau souterrain. Eugénie se relève avec prudence. Il y a des morceaux de verre partout. Une bonne chose de faite.
Un jour, c'est certain, Juliette la remerciera. Eugénie se sent en harmonie avec le monde. Une vraie paix intérieure. Et vlan ! Pour la route, un dernier petit coup sur le rétroviseur.