Affichés aux murs de l'appartement, de nombreux croquis préparatoires pour les décors. Des ébauches de scènes, alignées jusque sur les portes des placards. La table du salon est envahie de notes et de conducteurs inachevés. À l'extrémité, le dossier rouge dans lequel Eugénie rassemble les notes qu'elle griffonne à toute heure du jour ou de la nuit sur des petits bouts de papier. Personne n'a le droit de l'ouvrir, pas même d'y toucher pour le déplacer, sous peine de désintégration immédiate.
Victor revient de la cuisine avec une tasse de thé qu'il dépose devant sa femme.
— Nous n'y arriverons pas, se lamente celle-ci. On a réussi à redresser la mise en scène du tableau 6 mais du coup, je trouve que l'on perd le fil de l'évolution intime de certains personnages. C'est l'inverse pour le 4 et le 10. Chaque modification déséquilibre l'ensemble.
— Revoyons tout point par point. Chaque chose en son temps.
— Victor, on n'en a pas, du temps !
— Ce n'est pas d'un délai dont nous avons besoin, mais du bon état d'esprit. Tu as fait un malaise hier, voilà des semaines que tu t'acharnes douze heures par jour sur ce spectacle ! Pas étonnant que tu fatigues.
— Je ne sais pas quoi faire. Un pas en avant, dix en arrière…
— Ne sois pas défaitiste : certains éléments se mettent en place. Pas un des artistes à qui on a demandé de participer n'a refusé. Les premiers cours de chant pour l'équipe donnent déjà des résultats, avec de belles surprises. Les gens te suivent ! Ils croient en toi.
— C'est encore plus effrayant. Qu'arrivera-t-il si on se plante ?
— Ce n'est pas ton affaire. Concentre-toi sur l'histoire et sur ce qui te touche. On verra le reste plus tard. Reste sur la création, ne t'encombre pas avec l'analyse.
— En relisant, j'ai l'impression que ce qu'on a fait jusque-là n'est pas si bon. Dis-moi ce que tu en penses, sincèrement.
— On est loin d'avoir fini, mais je suis convaincu que la base est excellente. Ne te démotive pas. Garde la fraîcheur.
— Je ne ressens plus rien, même sur les grandes scènes.
— À force de les revoir encore et encore, de les retailler, tu perds l'effet de surprise et tu te noies dans les détails. C'est logique.
— Si tu ne trouvais pas cela bon, tu me le dirais ?
— Je l'ai toujours fait. Sur tous nos projets, depuis que nous vivons ensemble.
Elle boit une gorgée de thé puis repose sa tasse sans commentaire. Est-ce parce que Victor a trouvé le temps d'infusion idéal, ou parce que la gardienne est encore affaiblie par sa chute de tension ?
Victor ramasse le descriptif du personnage de Norbert.
— Tu as vraiment eu une excellente idée en confiant le rôle central à un pantin. Cela évite l'écueil d'une incarnation réductrice, et chacun projette ce qu'il veut sur lui.
— Comme dans la réalité…
— C'est-à-dire ?
— Tout le monde dans la troupe a sa propre version des raisons qui ont poussé Arnaud à s'attacher à ce mannequin.
— Vraiment ?
— Annie pense qu'Arnaud est gay et que, d'une certaine façon, Norbert lui permet de le vivre au grand jour. Franky le soupçonne d'être en pleine phase de régression infantile parce que sa mère, décédée voilà deux ans, lui manque. Le chef électricien est convaincu qu'il cache son argent à l'intérieur sans que personne ne s'en doute…
— Norbert cristallise les visions…
— Et toi, Victor ?
— Quoi, moi ?
— Comment expliques-tu ce tandem ?
— Je ne sais pas. Mais l'attachement qu'Arnaud témoigne à son ami pas tout à fait imaginaire me touche.
— Un antidote à la solitude ?
Victor sourit :
— S'il suffisait d'un mannequin pour s'épargner l'isolement, tout le monde en aurait un, et personne ne s'encombrerait avec ces satanés rapports humains ! Il doit exister une autre…
Le téléphone sonne. Il décroche.
— Monsieur Camara ?
— Lui-même.
— J'ai le grand plaisir de vous annoncer une excellente nouvelle : vous avez été tiré au sort…
— Ta gueule, on a du boulot.
Il raccroche.
Eugénie le dévisage, stupéfaite. Il le remarque.
— Quoi ?
— C'était un télévendeur ?
— Il n'y a qu'eux qui appellent.
— Tu ne t'amuses pas à le faire tourner en bourrique ?
— On a autre chose à faire, je crois.
— Mais d'habitude…
— D'habitude, je m'emmerde. Les enfants me manquent à crever et tu ne veux pas de moi dans tes jambes, alors d'habitude, je m'amuse avec ce qui me passe sous la main. Mais là, on est un peu débordés, non ?
Eugénie est surprise par le ton.
— Quelque chose ne va pas ? Un problème ?
— Mon problème, c'est toi ! D'abord tu déprimes, je te vois t'étioler, puis tu veux changer de vie pour venir bosser ici. Ensuite tu évites les enfants au point de t'en éloigner alors que tu les adores, et c'est le grand n'importe quoi qui débarque : tu te déguises en cheval pour attaquer l'autre abruti, tu vois des fantômes dans les greniers où tu ne devrais d'ailleurs pas traîner, et pour couronner le tout, tu te colles un spectacle complet à créer pendant nos vacances ! J'allais oublier la belle cerise sur le gros gâteau : tu fais un malaise devant une salle comble. Alors, comme je tente de prendre soin de toi parce que je t'aime, j'ai un peu de taf, là !
— Ne t'énerve pas. Je n'ai pas fait exprès de m'évanouir.
— Peut-être, mais j'ai cru que tu allais basculer par-dessus le balcon et, de toute façon, je me suis dit que tu étais peut-être morte ! Qu'est-ce que je deviens, moi, si tu n'es plus là ? Je ne te parle pas de la bouffe ou du linge. Ça, je m'en fous ! Je peux toujours épouser Olivier, et lui au moins n'essaiera pas de me faire ingurgiter tes saloperies de légumes anciens qui font peur aux gosses, et il ne me pliera pas mes T-shirts comme je déteste ! Non, je te parle de la vie, je te parle de nous deux, je te parle de tout ce qui nous reste à faire avant de crever !
On frappe à la porte en bas de l'escalier. Victor hurle :
— Quoi encore ?
Quelqu'un monte d'un pas vif.
— Bonjour bonjour !
C'est Maximilien.
— Vous êtes en plein travail ! Pardon ! Mais je tenais absolument à prendre des nouvelles de notre bonne fée. Après l'incident d'hier soir, je n'ai pas dormi de la nuit. Qu'est-ce que tu m'as fait peur !
Eugénie se redresse et lui sourit :
— Je vais bien. Un simple coup de fatigue. Avec tout ça, je ne t'ai pas remercié pour ton magnifique hommage. Tu n'aurais pas dû…
— Bien sûr que si ! Ce n'est pas Victor qui dira le contraire ! Lui-même voulait te célébrer !
L'intéressé détourne le visage. Eugénie ne s'en rend pas compte, car elle ne regarde que l'acteur. D'une voix douce, elle lui déclare :
— Merci beaucoup, Maximilien. Aucun geste ne m'a jamais autant touchée.
Victor se lève et disparaît dans la cuisine pour refaire du thé. Énervé comme il l'est, il va le rater.