15

Avec douceur, Céline dépose la longue veste à basques sur la grande table de couture. Un modèle comme ceux que portaient les nobles sous le règne de Louis XVI, ayant servi dans différentes pièces du répertoire classique. Sous la lumière vive des lampes, bien étalé, le vêtement ressemble à un patient qui attendrait d'être opéré. C'est un peu ce qui se prépare.

Quand il n'y a pas de costume à créer pour un nouveau spectacle, Céline utilise son peu de temps libre et ses talents pour entretenir et réparer les éléments les plus précieux du stock du théâtre. Elle passe en revue les pièces entreposées et consacre son savoir-faire aux plus abîmées. En l'occurrence, ce sont les coutures du dos qui ont cédé, et quelques ornements brodés qui ont besoin d'être consolidés.

Seule dans l'atelier de confection, Céline choisit son fil sur le râtelier des bobines. Son œil expert hésite entre un coton dont la couleur correspond et un polyester plus sombre mais plus résistant. Elle a toujours aimé coudre et réaliser toutes sortes d'articles. Initiée et formée par une voisine âgée qui possédait une machine, elle avait fait de ses habits de poupée, sacs, pochons et trousses en tous genres ses premiers travaux d'exercice et de jeu. C'est à cette époque que le ronronnement du mécanisme de la vieille Singer était peu à peu devenu sa musique d'enfance, rassurante. Le mouvement régulier de l'aiguille qui, tour à tour, se levait et s'abaissait pour unir des tissus la sécurisait en lui procurant une véritable satisfaction. Associer différentes pièces, les lier pour leur donner une forme et une utilité… Une philosophie en soi. Dès son adolescence, elle avait souhaité en faire son métier, mais ses parents avaient jugé plus rassurant de l'orienter vers des études administratives. Même si cela avait longtemps constitué un regret pour elle, ce n'était plus le cas aujourd'hui puisqu'elle arrivait enfin à exprimer sa passion à travers son engagement dans la troupe.

Par la porte restée ouverte, des pas rapides qui résonnent attirent son attention. Quelqu'un approche en courant. Intriguée, Céline suspend sa couture. Personne ne se hâte jamais dans le théâtre, hormis en coulisses, juste avant le lever de rideau.

Eugénie apparaît soudain, rouge et hors d'haleine.

— Pourquoi galopes-tu comme ça ? s'étonne Céline. Que se passe-t-il ?

La visiteuse reprend son souffle.

— Rien de spécial, j'étais pressée de te voir.

— C'est gentil, mais quand même. Te voilà dans un bel état…

— Personne ne m'a prévenue que tu étais arrivée. Si je n'avais pas vu Ulysse bricoler avec Victor, j'aurais pu te louper !

D'un pas volontaire, Eugénie contourne la table et serre fort son amie dans ses bras.

— Qu'est-ce qui t'arrive ? On dirait que tu ne m'as pas vue depuis des mois.

— Je suis heureuse de te retrouver, c'est tout.

— Attention de ne pas te piquer avec mon aiguille…

Céline est surprise par cette marque d'affection inhabituelle. Eugénie le sent, mais elle ne peut pas lui avouer que la nuit précédente, sur le toit, il s'en est fallu d'un souffle pour qu'elles ne se revoient jamais.

Après une étreinte bancale, la gardienne relâche son amie et prend place sur l'un des hauts tabourets.

— Je n'avais pas vu Ulysse depuis la semaine dernière. J'ai l'impression qu'il a encore grandi.

— Ne m'en parle pas, j'ai du mal à suivre. Il gagne une taille chaque mois.

— Personne n'est mieux placé que toi pour ajuster ses vêtements.

— Si seulement il me laissait faire ! Mais il préfère les fringues neuves, et de marque en plus, comme ses copains.

— Le voilà déjà à l'âge où les petits gars cherchent à plaire aux filles. Trop mignon.

La couturière lève les yeux au ciel sans ralentir son ouvrage. Ses gestes sont fluides, elle n'hésite pas. Sa dextérité impressionne Eugénie.

— Dis-moi, si ma mémoire est bonne, c'est hier que tu devais retrouver ton don Juan ?

— Je l'ai vu.

La réponse est trop brève pour ne pas être suspecte.

— Bien passé ?

— Il m'a fait poireauter trois quarts d'heure sans même m'envoyer un message. Tu connais la scène de la pauvre fille qui a rendez-vous pour un dîner et qui sent son moral se fissurer au fur et à mesure que les plats des tables voisines défilent… Dire que pendant ce temps-là, je paye une baby-sitter !

— Il avait une bonne raison ?

— « Des trucs à faire… »

— Il s'est excusé au moins ?

— Penses-tu ! Il m'a parlé de son travail, et même de ses futures vacances en famille…

— Quel tact !

— Cerise sur le gâteau, il m'avait donné rendez-vous dans un resto mexicain paumé parce qu'il ne veut pas risquer d'être reconnu dans les excellents établissements qu'il fréquente habituellement.

Céline soulève une mèche de cheveux et désigne un joli bouton rouge sur son front.

— Voilà le seul cadeau de la soirée que je dois à son festin suintant de gras.

Elle est visiblement remontée.

— A-t-il fait allusion à votre avenir commun ? demande Eugénie.

Céline essaie de se concentrer sur sa manche mais n'y parvient pas. Le sujet est trop sensible. Elle finit par poser son aiguille en soupirant.

— Tu sais quoi ? Voilà un mois et demi, j'ai pris le parti de ne plus évoquer notre projet d'installation en couple. Histoire de voir quand lui en parlerait. Je crois que je vais pouvoir patienter longtemps… Je te parie que si je ne remets pas le sujet sur la table, il n'en sera plus jamais question.

Eugénie n'est pas surprise, mais elle doit se garder de l'avouer. Elle ne veut pas faire de peine à son amie. Pourtant, depuis le début, elle se méfie de cette liaison. Céline cherche une histoire d'amour, et l'autre une simple aventure. Association tristement banale d'un espoir et d'un besoin. À ce jeu-là, on sait qui se fait toujours avoir.

— Qu'est-ce que tu comptes faire ?

— J'en sais rien. Je sors énervée de chacun de nos rendez-vous. Je me dis que je devrais ouvrir les yeux et tourner la page une bonne fois pour toutes. Il se paye ma tête. Il me raconte des salades pour entretenir ce qui n'est qu'une vulgaire liaison. Je lui sers à tromper sa femme et c'est tout. Malgré ses boniments, il ne la quittera jamais et c'est presque logique. À la limite, je pourrais l'admettre et me contenter de ce qu'il est, si au moins il ne me baratinait pas. Objectivement, il ne se soucie pas de ce qui peut m'arriver ou de ce que j'éprouve. Il n'en a rien à faire de ma vie. Il s'en fout. Jamais il ne pose une question sur mon boulot, jamais la moindre marque d'intérêt pour le théâtre. Il ne demande pas de nouvelles d'Ulysse. Je doute même qu'il se souvienne que j'ai un fils… Tout ce qu'il veut, c'est s'amuser.

— Tu n'envisages pas de trouver quelqu'un d'autre ?

— Je devrais, c'est certain. Mais au bout de quelques jours, quand je ne l'ai pas vu, quand je me suis bien fait piétiner par la vie, j'ai envie de croire à ses mensonges. Ils me font du bien, au moins pour quelques heures. Comme une drogue, ils m'empoisonnent, mais de temps en temps, ils me font planer. Pendant quelques minutes, je me prends à croire que, moi aussi, j'ai peut-être une chance d'avoir une vraie vie. De toute façon, avec ce que j'ai à gérer au quotidien, où et quand veux-tu que je rencontre quelqu'un ?

— Il y a des sites pour ça, tu peux tenter les petites annonces…

— « Mère célibataire, broyée par la vie mais avec quelques beaux restes, cherche maître-nageur sauveteur maîtrisant parfaitement le bouche-à-bouche et capable de la ramener vers la berge, là où elle a pied. Losers fauchés s'abstenir. »

— Tu noircis le tableau.

— C'est terrible mais plus j'y réfléchis, plus je trouve que mon ex-mari et mon amant ont des points communs. Égoïstes, vaniteux, radins… À croire que je ne suis attirée que par des cas sociaux.

— Radin ? Cela veut-il dire que ton ex ne t'a toujours pas versé la pension alimentaire ?

— Pas un sou. Lui aussi se moque de moi. Finalement, je crois que s'il ne paye pas, c'est autant pour me foutre en rogne que pour garder l'argent. Et pourtant, je sais qu'il a une petite fortune bien au chaud. Il est super riche, cet enfoiré. Et pendant que lui dépense pour s'éclater, moi je rame avec Ulysse. Résultat…

Céline s'interrompt pour ne pas trop en dire, mais Eugénie a compris.

— Tu as des ennuis d'argent ?

— Qui n'en a pas ?

— Je te connais. Si tu as du mal, on peut te dépanner.

— « Mère célibataire qui fait la manche… » Finalement, je mérite peut-être un loser.

— Laisse la fierté en dehors de tout ça. Personne ne te juge. Je veux juste t'aider.

Céline regarde son amie bien en face, puis, après un temps, confie :

— Il a fallu que j'achète des chaussures et deux pantalons au petit. Je m'en sortais tout juste, mais la machine à laver a rendu l'âme. Plus le droit à aucun crédit. La banque appelle tous les jours.

— Tu n'as pas à te justifier. De combien as-tu besoin ?

Elle hésite encore.

— 450 serait idéal.

— Considère que c'est réglé. Je te fais le chèque avant que tu partes.

— Merci beaucoup. Je te rembourserai dès que mon salaire aura été viré sur mon compte.

— Aucune urgence. Ne t'ajoute pas cette pression-là.

Céline se sent soulagée d'un poids, mais honteuse d'être obligée d'accepter ce qu'elle considère comme une aumône. Le bilan est mitigé : un problème de solutionné pour un autre posé. Elle ne devrait pas avoir à se faire aider de la sorte. Elle a toujours gagné sa vie en gérant raisonnablement ses revenus. C'est une honte de plus qu'elle subit dans une existence qui lui a complètement échappé.

Tiraillée entre révolte, malaise et gratitude, elle reprend son aiguille et se remet à coudre. Ça, au moins, elle maîtrise. Eugénie devine les sentiments de son amie et cela lui fait bien plus que de la peine. Elle ressent parfaitement l'injustice de la situation. Rien que pour donner ce modeste coup de main, elle a eu raison de ne pas sauter. Vivre une journée de plus aura au moins servi à cela.

Alors que Céline reprise la veste, Eugénie sent une étrange vibration monter en elle, une colère sourde qui se répand et finit par ébranler jusqu'à ses fondations. Son impassibilité apparente dissimule désormais une tempête intérieure. Un mouvement de fond est en train de secouer son esprit comme une onde sismique. Coincée entre ses regrets et son sentiment d'impuissance, elle était prisonnière. Mais quelque chose vient de se produire. Le mur de son désespoir cède pour laisser se déverser le flot de sa colère. Dans ce séisme, l'inacceptable détresse de Céline aura joué le rôle de détonateur. L'écho de cette déflagration intime n'en finit pas de résonner en elle. Eugénie prend tout à coup conscience que si sa vie ne vaut plus rien, elle doit pouvoir en faire autre chose que la balancer dans le vide. Elle peut encore être utile à ceux qui ont une chance de s'en sortir. Sa cause à elle est peut-être perdue, mais pas celle de ses proches. Puisqu'elle est certaine de ne pas avoir de futur, le destin n'a donc plus aucune prise sur elle. Elle n'a plus peur, pas même devant la mort. Cette prise de conscience lui fait l'effet d'une bombe, mieux, d'une aube.

Elle a désormais une bonne raison de rester en vie : elle va se sacrifier pour ceux qu'elle aime. Cette simple idée ranime en elle une vigueur oubliée. Ses mains tremblent, elle sent des fourmillements dans ses jambes. C'est décidé : elle sera l'arbre qui brave la foudre pour qu'à ses pieds, les jeunes pousses puissent croître. Elle sera le poisson-clown qui attire les requins pour sauver ses semblables. Elle sera le rocher qui brise les vagues pour que la plage reste sûre. Elle sera la main de la chance, quitte à mettre les doigts dans la prise.

La révolte face au scandale qui touche son amie aura été son électrochoc. Comme Frankenstein, frappée par cet éclair, elle va se lever et aller mettre des baffes à tout le monde. Brontosaure qui revient à la vie n'a plus peur d'aucun défi. Elle se le jure, plus jamais elle ne sera la poule qui pond un œuf au bord d'une falaise. Elle ne sera plus non plus le lapin qui ronge la ficelle de la guillotine dans laquelle il s'est coincé.

Toutes ces leçons apprises, toutes ces épreuves endurées ne lui serviront sans doute plus à rien pour elle-même, mais elle peut en faire bénéficier ceux en qui elle croit. Quand on ne craint plus pour sa vie, on est libre ! Ce que ses proches n'osent pas faire, elle le fera pour eux. Elle ne veut plus mourir. La grande faucheuse peut aller se faire shampouiner.

Pour la première fois depuis des mois, Eugénie sent son cœur battre.

— Combien te doit ton ex ?

— À force, ça fait presque dix mille.

Eugénie est en ébullition.

— Si je te disais que j'ai une idée pour les récupérer ?

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