Alors que les enfants se bousculent pour pénétrer dans la loge, une des maîtresses s'approche de Victor.
— Bravo, vous avez l'art de les intéresser.
— Merci beaucoup, mais je ne suis que le modeste ambassadeur du lieu qui, lui, est passionnant.
— Pas uniquement. Le mois dernier, au musée des Traditions régionales, la guide était tellement barbante qu'au bout d'une heure, on ne les tenait plus. Il y en a même un qui a boulotté un morceau de faux pain en polystyrène exposé dans une vitrine…
Victor sourit, mais il doit rester concentré. Il se fraye un chemin entre les jeunes élèves pour rejoindre le balcon de la loge.
— Chers petits amis, nous voici bientôt au terme de notre visite. Pour que vous connaissiez parfaitement le théâtre, il ne me reste qu'à vous présenter cet endroit très spécial.
Il désigne la salle en contrebas derrière lui.
— Ce théâtre est un peu à l'image de notre monde. Tout se passe sur la scène, devant nos yeux, et il faut savoir regarder. Au spectacle de la vie, certains sont mieux placés que d'autres. Dans la lumière, au centre de toutes les attentions, on trouve ceux qui ont le beau rôle et nous font rêver. Au plus près d'eux, tout proches de l'action, se tiennent ceux qui peuvent presque les toucher : les riches. Plus on recule, moins la vue est dégagée, et chacun mesure alors sa fortune et son importance au rang qu'il occupe. Au-dessus de nous, dans le poulailler, éloignés et serrés, s'entassent ceux qui n'ont pas les moyens d'être aux premières loges. L'expression est d'ailleurs passée dans le langage courant. Ainsi, dans cette salle comme dans l'existence, chacun occupe une place signifiant qui il est. Mais si les riches sont au pied de la scène, les puissants s'installent précisément là où vous vous tenez, dans cet espace à part. Constatez par vous-même : d'ici, ils ont la meilleure vue sur la scène, et ils dominent le peuple qui s'étale à leurs pieds. Ils voient parfaitement, tout en étant protégés. Vous vous trouvez dans ce lieu privilégié qu'ils se sont réservé.
Victor caresse le velours rouge des sièges.
— C'est ici même que la famille Marchenod assistait aux premières des spectacles donnés par Violette. Dans ce fauteuil précis s'installait le patriarche, Fernand, qui a fait construire le bâtiment, avec autour de lui les quatre enfants qu'il avait eus avec sa comédienne chérie. Et, six générations plus tard, c'est encore un Marchenod qui possède les murs de ce théâtre créé par son aïeul, même si c'est la mairie qui le fait vivre. Mais le plus surprenant n'est pas là. Cette loge a vraiment une particularité extraordinaire, surnaturelle devrais-je dire…
Victor s'incline et, sur le ton de la confidence, révèle :
— On raconte que lorsque Violette Marchenod est décédée, elle était tellement attachée à cet endroit qu'elle ne l'a pas quitté. Brrr… ça fait froid dans le dos ! La loge numéro 10, celle-là même où nous nous trouvons, serait hantée par son fantôme. La légende prétend également qu'elle assisterait à tous les spectacles et qu'elle porterait les somptueux bijoux que son époux lui avait offerts et que sa famille n'a jamais retrouvés. Un véritable trésor ! Certaines nuits, dans le théâtre désert, sa voix mélodieuse s'élèverait dans le silence, et de nombreux témoins assurent avoir aperçu sa silhouette glissant dans les coulisses…
Les enfants fixent Victor, tétanisés. Un silence absolu règne, la tension est palpable. L'auditoire est impressionnable et son imagination ne demande qu'à s'enflammer. Les enseignantes espèrent que le guide va vite faire retomber la pression parce que sinon, elles savent où cela peut conduire…
Victor s'approche encore de son auditoire.
— Écoutez, tendez l'oreille. Il me semble entendre quelque chose… Pas vous ?
Les petits sont à cran.
— N'est-ce pas le fantôme de Violette qui chante au loin et qui s'approche ?
Une enseignante intervient :
— Tout va bien les enfants, ne vous inquiétez pas, c'est une légende.
Avec un air pénétré, Victor fixe la grille d'aération par laquelle la voix est censée se répandre sur l'assistance médusée.
— Je n'entends pas bien Violette. Peut-être devrait-elle chanter un peu plus fort…
Silence de plomb, alors que la pression monte toujours chez les bambins désormais pétrifiés.
Victor s'impatiente et s'adresse à l'ouverture grillagée :
— Eugénie — pardon, je veux dire Violette —, si tu es là, chante. Si par contre tu as un problème, frappe deux coups.
Deux coups sourds résonnent à travers le mur de la loge. Un tressaillement d'effroi parcourt l'assemblée. La petite qui avait pleuré lors de l'irruption de Victor remet ça.
— Chante, gentil fantôme, chante ! implore Victor.
— Non, je ne chanterai pas. Je trouve parfaitement débile de terrifier ces gamins.
Sortie de nulle part dans le silence tendu, la voix produit l'effet d'une étincelle dans une cuve de gaz. C'est l'explosion. Les petits se mettent instantanément à hurler en s'éparpillant dans toutes les directions. Les plus proches de la sortie s'enfuient en faisant valser leur maîtresse au passage. D'autres se couchent au sol ; il y en a un qui se cache la tête dans un fauteuil en gémissant, une autre qui se couvre la tête avec sa jupe relevée. L'apocalypse s'est abattue sur la loge 10.
Victor reste étonnamment hermétique à l'affolement qui s'est emparé de son public. Il remarque cependant qu'à cet âge, les cris des garçons sont aussi aigus que ceux des filles. Dans les deux cas, c'est une horreur pour les tympans. Il n'aurait jamais cru possible de provoquer une telle panique dans un espace si réduit. Les élèves détalent, les accompagnatrices font rempart de leur corps pour les empêcher d'approcher du parapet du balcon. Les hurlements et les pleurs résonnent dans tout le théâtre.
— Satisfaite ? demande Victor à la bouche d'aération. Non seulement tu as gâché mon histoire, mais tu les as encore plus terrifiés qu'avec ma version…
— M'en fous, proteste la voix désincarnée d'Eugénie, je ne veux plus faire ça.
Victor aperçoit des enfants qui, déjà, s'éparpillent dans la grande salle. Ils courent comme des possédés dans les allées du parterre. Désormais seul dans la loge, il s'adosse contre le mur, sous la grille.
— Eugénie, ma reine, tu aurais dû me prévenir que cela te posait un problème. On en aurait parlé.
Une des maîtresses, désemparée, passe devant la porte et regarde, incrédule, le vampire-pirate qui parle avec douceur à la grille d'aération.
La voix du « fantôme » répond :
— Je n'arrive pas à m'exprimer, je n'y arrive plus.
— Je ne te demandais pas de parler, mais de chanter. Maintenant, il va falloir que j'aille les calmer. Sinon, ils vont cauchemarder jusqu'au lycée et ça leur coûtera vingt ans de thérapie.
Victor s'avance jusqu'au balcon, surplombant la salle où les gamins courent dans tous les sens. Vus d'en haut, on dirait des souris lâchées dans un labyrinthe. Il étend les bras et s'écrie à pleins poumons :
— Pince-mi et Pince-moi sont dans un bateau !
La visite est au moins réussie sur un plan : les petits s'en souviendront toute leur vie.