Tel un aréopage de demoiselles d'honneur dévouées à leur princesse, Eugénie, Céline et Chantal, l'habilleuse, s'activent autour de Natacha, juchée sur un cube de bois et vêtue d'une de ses plus belles robes de scène.
Dans l'atelier de confection, elles discutent des ajustements à prévoir sur les tenues de la comédienne. La vedette de Cœur à retardement se plaint de finir les représentations engoncée dans ses costumes au bord de l'apoplexie. Pour ménager l'ego de la diva, tout le monde admet officiellement que les tissus ont sans doute rétréci au lavage, mais personne n'est dupe. Bien qu'elle s'en défende, l'actrice a pris un peu de poids. C'est d'ailleurs pour cela que la réunion a été classée top secret et gentiment surnommée « Opération bouboule » par Eugénie. Nicolas, le metteur en scène, mais plus encore Maximilien, son grand rival, ne doivent en aucun cas entendre parler des kilos malvenus de la tête d'affiche féminine, sous peine de reproches pour l'un et de sarcasmes pour l'autre.
On toque à la porte.
— J'avais demandé à ce que l'on ne soit pas dérangées, bougonne Natacha.
Chantal va ouvrir et découvre Annie, tremblante de la tête aux pieds.
— Qu'est-ce qui se passe ? T'as vu une araignée ?
— Vous m'auriez entendue hurler, rétorque la coiffeuse. Non, c'est plus grave : il y a un inspecteur de police avec deux agents…
Eugénie manque de s'évanouir. C'est certain, elle a été repérée par une caméra qui aura échappé à sa vigilance. Son attentat au marteau a été découvert. La voilà prise d'un violent hoquet qui perturbe son sens de l'équilibre. Elle tente de se rattraper à la table, mais elle loupe son coup et se raccroche à la robe de Natacha, qui n'attendait que cela pour céder. Un déchirement au sens propre. « L'opération bouboule » est un fiasco complet, une plantade magistrale. Ceci dit, avec une fente pareille, la diva a désormais la place de prendre tous les kilos qu'elle veut. Bon appétit mémère ! Pour Eugénie, tout n'est cependant pas perdu. Elle doit pouvoir s'enfuir par le soupirail des toilettes. Elle retombera dans les poubelles, mais ça, elle a l'habitude. C'est un peu l'histoire de sa vie. Couverte d'ordures, titubant comme une hallucinée, elle prendra l'avion en classe éco vers un pays exotique n'ayant aucun accord d'extradition et où l'on trouve des autruches pour leur faire manger vous savez quoi. Là-bas, elle apprendra la langue, ne vivra que la nuit et s'habituera à détourner les yeux en croisant les patrouilles de police. Avec le temps, elle refera sa vie. Pour les locaux, au fil des années, elle deviendra la légendaire « Yoliemisteroso », la femme sans passé, présentée selon les versions comme une sorcière immortelle ou comme la première astronaute à avoir vu ce qui se cache de l'autre côté de la lune. Dans les deux cas, maudite pour l'éternité. Bien sûr, Victor lui manquera, mais ils pourront échanger par Internet avec des noms de code. Comme lorsqu'ils se sont rencontrés, elle sera « Cocotte dodue » et lui « Coincoin d'amour ».
Pourtant, un problème grave se pose déjà : les enfants. Déjà qu'elle est malade en les voyant peu, comment pourrait-elle survivre sans aucun espoir de les retrouver un jour ? Elle pourrait évidemment payer un chirurgien véreux pour lui refaire le visage, ainsi, elle reviendrait en France incognito, mais elle n'est pas certaine que Noémie et Eliott aient envie de la voir avec le visage d'un vampire fondu parce que, ne nous mentons pas, les chirurgiens véreux sont rarement doués.
Eugénie est piégée, elle ne s'en sortira pas. Pour une fois qu'elle fait un truc illégal, elle se fait pincer. La poisse, c'est toujours pour elle. Il y a partout des crevures qui commettent le pire et s'en sortent indemnes, parfois même avec les honneurs, alors que, pour quelques malheureux coups de marteau — une centaine tout au plus, et sur la voiture d'une amie qui plus est — elle devra croupir dans des geôles humides infestées de rats où l'on ne capte qu'une seule chaîne de télé. C'est dégueulasse.
— Il est là pourquoi ce policier ? demande Chantal.
— Il veut voir Céline.
La nature humaine réserve d'incroyables surprises. Si l'on se donne la peine de l'étudier de près, ce sont des trésors que l'on peut y découvrir. Là par exemple, entre le scénario délirant qu'Eugénie a réussi à se monter toute seule et le moment où elle s'inquiète à l'idée que Céline puisse avoir des problèmes, elle a réussi à caser une microseconde de joie pure en apprenant que les flics n'étaient pas là pour elle. Malgré toute l'affection qu'elle éprouve pour Céline, elle a quand même été vachement contente que la foudre s'abatte plutôt sur elle. Comment assumer cette satisfaction indécente sans se consumer de honte ? Eugénie s'en veut, et elle est prête à tout pour aider sa copine, d'autant plus ragaillardie que ce ne sont plus ses fesses qui sont dans la ligne de mire.
Elle se tourne vers l'intéressée, qui est sous le choc. Dans un élan sincère mais dont l'intégrité reste douteuse, Eugénie se précipite pour la prendre dans ses bras et la réconforter. Si Dieu parle parfois à nos cœurs, il doit certainement discuter aussi avec nos pieds, car ce sont eux qui cette fois sont l'outil de son châtiment : Eugénie bute dans le cube de Natacha, qui manque de perdre l'équilibre dans sa robe déchirée tandis que la gardienne s'étale de tout son long au milieu des tabourets. La chute est ridicule, et le cri qui l'accompagne pourrait faire fuir tous les oiseaux migrateurs d'un continent en un seul envol.
Tout le monde se précipite pour aider Eugénie, sauf Natacha qui se contorsionne pour voir jusqu'où sa robe a craqué. Céline se penche sur son amie à terre.
— Ne bouge pas, si tu as la colonne brisée, ça pourrait te tuer.
— Rien de caffé, bafouille Eugénie, à part mon amour-propre. Fa fait mal.
Chantal s'accroupit près d'elle.
— Eugénie, quel jour sommes-nous, et quel est ton nom ?
— Mon nom, tu fiens de le dire, bouffonne, et on est mercredi.
— Formidable, elle a toute sa tête !
Comme une mourante à l'heure de son dernier souffle, Eugénie tend une main tremblante vers son amie, qui la saisit.
— Qu'y a-t-il ?
— Fa voir les foulets.
— Tu veux que j'aille voir quoi ?
— Les foulets !
— Ah, les poulets ! Tu parles bizarre, t'as dû te cogner en tombant.
— F'est fa. Bobo tête. Pas graf. Va foir les flics mais n'afoue rien. Ne t'en fais pas, ve leur dirai que f'était mon idée. Fout va f'arranger.
Céline, les larmes aux yeux, se lève pour aller affronter son destin.
Chantal se met à hurler, mais c'est parce qu'elle a aperçu une souris. Natacha hurle aussi, mais parce qu'elle vient de voir ce qui restait de sa robe.