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Dans le couloir des loges, Juliette déborde d'enthousiasme devant une Eugénie totalement impassible.

— Tu réalises ? Ce n'était qu'une répétition, seulement trois tableaux, et tout le monde était déjà ému après la chanson ! Il s'est vraiment passé quelque chose. Cela te rassure un peu, au moins ?

— On en reparle après la générale…

La chorégraphe prend son amie dans ses bras.

— Je sens bien à quel point tu es écrasée par l'ampleur de la tâche, sans parler de ces milliers de détails à régler. Mais n'oublie pas d'apprécier ce qui se passe autour de toi. On y est, et comme l'annonce le titre, cela n'arrivera qu'une fois dans notre vie. Ce ne serait pas juste que celle par qui tout arrive soit la seule à ne pas en profiter.

Eugénie approuve d'un mouvement de tête las. Maman Bronto ratatinée n'est plus en mesure de s'amuser. Espèce en voie d'extinction. Elle change de sujet :

— J'ai observé Loïc pendant que tu dansais. J'ai l'impression qu'il y prend goût.

— C'est vrai, et pourtant, à la fin de chaque morceau, même en répétition, je vérifie qu'il est toujours dans la salle. J'ai encore l'angoisse de découvrir son fauteuil vide.

— Libère-toi de cette peur.

— S'il suffisait de le vouloir… Ce n'est pas à toi que je vais l'expliquer.

— C'est clair, j'ai la trouille de tout. À force de serrer les fesses, je crois que je suis capable de faire des cocottes en papier avec.

— Pas mal ! Essaie de tordre des fourchettes ; à défaut de sauver le théâtre, on pourra ouvrir un cirque.

— Dis-moi, puis-je te poser une question personnelle ?

— Je croyais que tu avais fini d'écrire.

— Cela ne concerne pas uniquement le spectacle…

— C'est vraiment perso ?

— Plutôt. Toi qui as fréquenté beaucoup de garçons…

— Ne me demande aucun chiffre, s'il te plaît, j'essaie d'oublier.

— Avec le recul, est-ce que ces relations t'ont été utiles ? Ces expériences t'ont-elles préparée à ce que tu vis avec Loïc ?

Juliette réfléchit.

— Utiles, non, même si elles étaient parfois très agréables sur le moment. Mais elles ne m'ont servi à rien pour ma relation avec lui. Ce n'est pas parce que tu as fait beaucoup de roller que tu sais faire du vélo !

— Tu parles d'une métaphore…

— Je veux dire que quand ça devient sérieux, tu es toujours une débutante. Ce qui a existé avant ne compte plus. Les petits jeux, les faux-semblants ne pèsent plus rien. J'ai tendance à oublier tous ces garçons. Avant, j'aimais y penser parce qu'ils me rassuraient. Je trouvais satisfaisant de savoir que j'étais capable de séduire. Quand tu es jeune, le monde entier te répète inlassablement qu'il n'y a ni vie ni accomplissement tant que tu n'es pas en couple. On te présente ça comme le but ultime de toute existence — surtout pour les femmes ! Alors tu veux d'abord vérifier que tu es capable d'en former un, pour te tranquilliser, pour te dire que c'est possible. Du coup, tu tentes, quitte à faire n'importe quoi. Mais on ne bâtit alors rien avec l'autre, on se sert de lui pour se construire soi-même.

— Comment as-tu la certitude qu'il se passe autre chose ?

— Quand tu vois plus loin que toi-même. Quand tu rencontres celui qui te distrait de ton nombril. Quand tu ne te regardes plus parce que tu ne vois que lui.

— C'est terrible, ma Juliette. J'ai l'impression d'être une jeune gourde et que c'est toi qui as toute l'expérience. Je n'ai jamais connu cette phase d'essai ou de découverte. Il n'y a eu que Victor.

— Quelle importance ? Pour moi, Loïc est le premier. Les autres ne m'ont servi qu'à l'attendre ! Toi, tu n'as pas eu à patienter. C'est une chance ! Faire comme tout le monde est sans intérêt. Ce qui compte, c'est de trouver celui qui te va, à ton rythme, à ta façon. C'est encore mieux si c'est lui qui te trouve ! Regarde Céline et son flic. Je crois bien qu'elle va sortir avec celui qui a failli la coffrer. C'est la vie !

Juliette marque une pause.

— Pourquoi me parles-tu de cela ? Tu te poses des questions sur Victor et toi ?

— Beaucoup.

— Un problème ?

— Aucun. Je crois qu'entre lui et moi, ça devient sérieux.

Elles éclatent de rire.

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