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Bien que les dorures ornant les plafonds datent sans doute de la même époque que celles du théâtre, Nicolas, Eugénie et tous les membres de la troupe venus les accompagner sont bien moins à leur aise sous celles-ci.

Le faste et la richesse des décorations d'une salle de spectacle concourent à installer le visiteur dans une atmosphère de confort et de luxe hors du quotidien. Mais dans les salons d'apparat de l'hôtel de ville, ces artifices chargés de symbole ont d'abord pour fonction de rappeler la toute-puissance des instances qui régissent la cité.

Devant l'ampleur de la délégation, l'agent d'accueil s'étonne :

— Vous êtes tous là pour l'audition devant le conseil ?

Nicolas et M. Marchenod confirment d'une seule voix. Depuis le soir où il est venu au théâtre, l'héritier tient parole, et chacun peut le voir tous les samedis soir, parfois en famille, dans la loge d'honneur qu'occupait son ancêtre. Même si Eugénie a cru remarquer qu'il ne restait pas systématiquement jusqu'à la fin des représentations, sa présence rassure l'équipe.

Après avoir longuement patienté pendant que la commission des finances examinait des affaires plus importantes que la survie d'un « établissement de loisirs », ils sont invités à se présenter en séance.

La salle de réunion est rapidement pleine à craquer. Pour permettre à ceux restés dans le couloir d'entendre la délibération, il est exceptionnellement décidé de ne pas fermer la double porte. L'adjoint chargé de la culture accueille cette foule inattendue :

— Ce n'est plus une audience que vous nous préparez, c'est une représentation !

Redoutable public en l'occurrence, car aujourd'hui, ce sont les saltimbanques qui passent une audition. Chacun d'eux sait que l'avenir va se jouer dans les minutes qui suivront. Tout est possible, surtout la fin.

L'époque a d'autres urgences que d'entretenir un zoo pour émotions, fussent-elles en voie de disparition. Aucun tracé d'autoroute n'a jamais été annulé pour sauver quelques zèbres. Décorateurs, comédiens, ouvreuses, charpentiers, maquilleuses, coiffeurs, peintres, administratifs et tous les autres sont venus témoigner de leur solidarité et appuyer la seule qui, parmi eux, a une chance de convaincre.

La veille au soir, Eugénie a demandé à réunir tout le monde. Elle n'était pas vraiment prête, mais le délai l'imposait. Le bruit s'était déjà répandu qu'elle rencontrait certains membres pour leur poser des questions dont aucun n'avait rien voulu révéler. Elle a exposé son idée à la troupe, sans trop savoir elle-même où cela pourrait les mener. La réaction a été surprenante. Loin de le considérer comme une ultime bouée de sauvetage avant le naufrage, une majorité a trouvé le concept pertinent. Ce n'est pas une feuille de route qui a séduit, mais un esprit, et surtout une envie de retour aux sources rafraîchissantes. Alors que tous étaient arrivés résignés, beaucoup étaient repartis prêts à s'y atteler, combatifs et confiants. C'est ainsi qu'ils ont décidé de venir tous ensemble plaider leur cause.

Un adjoint au maire ouvre la séance. Il est juché parmi les autres membres du conseil, derrière un imposant comptoir en hauteur, comme un magistrat. En ce lieu solennel, ce sont les officiels qui occupent l'estrade. Ici, les artistes ne tiennent pas la scène et on les regarde de haut.

— Bonsoir mesdames, bonsoir messieurs. Votre venue en force est impressionnante. Je prends la mesure de ce qui vous amène, et je vous comprends. Je peux vous assurer de la bienveillance de M. le maire. Qui va parler en votre nom à tous ?

Nicolas s'avance :

— Si vous le permettez, je vais commencer. Je suis le metteur en scène du théâtre, et M. Thibaud Marchenod, ici présent, en est le propriétaire foncier.

— Vous le savez, les finances de la ville sont à peine maintenues à l'équilibre, et la dégradation des conditions économiques nous oblige à réaffecter certains fonds à des urgences, sociales notamment.

— Nous en sommes conscients, répond Nicolas, mais nous pensons également que dans ce contexte, le public a plus que jamais besoin de se changer les idées. Notre vocation n'est pas commerciale, et nos recettes sont intégralement réinjectées dans le fonctionnement de la structure. J'ajoute que la plupart d'entre nous sont bénévoles. L'aspect éducatif est également primordial dans notre démarche. Le théâtre reçoit énormément de scolaires, mais aussi des clubs de retraités et des populations vivant dans la précarité.

— Je ne le nie pas. Mais certaines réalités nous dépassent, vous comme moi.

M. Marchenod intervient :

— Vos propos laissent entendre que la décision est déjà prise et que nous ne sommes ici que pour l'entendre…

— Nous restons ouverts aux arguments, mais je ne vais pas vous mentir : nous n'avons pas d'autre choix que d'acter ce que la rigueur budgétaire nous impose, même si c'est à regret. Vous n'êtes d'ailleurs pas les seuls touchés.

— Puis-je faire remarquer qu'en bâtissant ce théâtre et en le faisant vivre sans aucune aide pendant plus d'un siècle, ma famille a contribué au rayonnement de notre ville ?

— C'est indéniable, mais…

— Avant de rendre votre décision et de nous couper les dernières aides, je vous demande de bien vouloir écouter ce que ces gens ont à proposer.

L'homme hésite, mais finit par accepter.

— Soit.

Nicolas reprend la main :

— C'est un projet ambitieux que nous vous présentons. Pas de vaines promesses, mais un risque que nous prenons. Nous avons besoin de vous pour avoir une chance de réussir, et si nous n'y parvenons pas, nous nous rendrons à votre jugement. Ça passe ou ça casse.

— Mais encore ?

— Pour vous l'expliquer, je préfère laisser la parole à celle qui l'a imaginé, Mme Camara.

Eugénie sort du rang. Discrètement, en signe de soutien, Victor lui caresse la main au passage.

— Bonsoir, messieurs.

Elle se tient tellement droite qu'elle en devient raide. C'est la première fois que Céline la voit intimidée.

— C'est une idée qui m'est venue voilà quelques semaines, mais je pense qu'elle est en moi depuis toujours. Elle est sans doute née lorsque, enfant, je suis moi-même venue dans ce théâtre, et en suis ressortie émerveillée. C'était pour moi un autre monde où tout était plus grand, plus beau. Un lieu à l'abri de la bassesse et des vraies douleurs. Je pourrais vous parler de ce métier hors norme, de ces gens un peu fous, attachants et sensibles qui s'y consacrent corps et âme, mais ce soir, je veux plutôt évoquer ceux pour qui et par qui nous existons : les spectateurs.

« Depuis la nuit des temps, sous toutes les latitudes, hommes et femmes aspirent à rêver, à oublier leur quotidien et à se projeter dans des récits qui les transportent et les touchent. Notre espèce est gourmande de cela par nature. Parfois, en découvrant ces destins tragiques qui ne sont que fiction, nous sommes heureux d'y échapper. Mais, après les avoir éprouvés en tant que témoins, nous surmontons mieux nos propres drames et nos cas de conscience, parce que l'on nous a conté que d'autres les ont affrontés et en ont triomphé. Quant aux dénouements les plus heureux, on espère avoir un jour la chance de les connaître à notre tour. On se passionne tous pour les histoires d'amour avant de les vivre. Telle est l'inestimable valeur des fables.

« Le théâtre est né d'un sentiment profond, exclusivement humain, qui nous pousse sans cesse à nous raconter pour partager et comprendre, à imaginer, espérer, et surtout, transmettre. Peu à peu, les passionnés guidés par leur instinct, qui n'avaient pas d'autre moyen que de se mettre eux-mêmes en scène devant leurs semblables, ont été rejoints par d'autres, moins pionniers, qui en ont fait un métier. Au fil du temps, des époques, et avec la multiplication des moyens, ces éclats d'humanité universelle ont peu à peu été transformés en un marché commercial de plus. Aujourd'hui, l'émotion est industrialisée, diffusée, amplifiée, déclinée, avec pour but d'atteindre les gens à outrance, jusqu'à l'excès. Notre inclination sincère est le plus souvent instrumentalisée afin de nous inciter à consommer ou à adhérer à des causes, des idées politiques. L'émotion est devenue un outil qui doit être utile, voire rentable. En tant que telle, elle n'a plus voix au chapitre et ne se pratique plus dans sa forme originelle qu'au cœur de la sphère privée. Des boissons gazeuses s'approprient nos sensations, des voitures s'arrogent notre sensualité, verser de l'huile dans une poêle serait un petit bonheur quotidien. On se fait piéger. Un enfant qui fait ses premiers pas n'a rien à voir avec une cuisine en promotion. Faire croire qu'un café peut déclencher une passion est un mensonge. Manger des plats à la composition incertaine ne peut en aucun cas assurer le bonheur d'une famille… Nous sommes étouffés, saturés, envahis. Partout, cet esprit qui nous élève et fait de nous autre chose que des bêtes est confisqué et trahi. On nous effraie, on nous apitoie, on nous révolte, on nous tente, on nous frustre. Les histoires qui marchent sont reprises, les ficelles copiées, on libère le pire pour exciter plutôt qu'émouvoir, pour vendre tout sauf du rêve. On nous enferme dans des émotions de principe, un imaginaire calibré ; on nous bâtit des labyrinthes de sensations prépayées qu'il faudrait absolument parcourir, telles des souris de laboratoire, pour réussir sa vie. Il faut avoir vécu le bal de fin d'année en espérant pouvoir en être le roi ou la reine, se révolter contre ses parents et les mépriser, enterrer sa vie de jeune fille ou de garçon comme dans un film américain, et prendre un crédit pour acheter un truc inutile que d'autres auront choisi pour nous… Où est la vie là-dedans ? Où sont, loin des clichés, nos premières fois que l'on n'attend pas ? Où sont les galops, au risque de se tromper et d'apprendre ; où sont les secrets, au risque de découvrir et d'aimer ? La vie ne serait-elle qu'un jeu de petits chevaux pour lequel on ne jetterait même pas les dés ?

— Édifiante présentation, chère madame… Quel est votre nom déjà ?

— Camara.

— … Édifiante, disais-je, mais si vous le voulez bien, venons-en au fait.

— Je pense utile de resituer le contexte pour vous aider à comprendre notre démarche.

— Poursuivez.

— Ressentir n'est pas un métier, imaginer ne correspond à aucun diplôme. Ce sont des aptitudes que tous les êtres humains possèdent chacun à sa mesure et que l'on prend en otage. Je n'ai pas envie de briser ma télé parce que trop de ceux qui la remplissent sont médiocres. Je ne veux pas fermer les théâtres parce que ceux qui se les sont appropriés en ont fait des endroits vides de sens ou poussiéreux. Mais j'ai désespérément besoin de ce que les premiers enfants de la balle ont réussi à y semer : le plus fort de ce que nous sommes. Si la façon de proposer l'émotion a changé, c'est toujours le même élan qui réunit, partout dans le monde et par tous les moyens, ceux qui veulent rêver et ceux qui sont volontaires pour les emporter. Je suis dans l'état d'un enfant à qui l'on demande d'aller dormir parce qu'il est l'heure, et qui supplie qu'on lui raconte encore une histoire parce qu'il n'a pas sommeil. Je ne veux pas fermer les yeux, je ne veux pas être sage. J'ai envie de partir à l'aventure, envie d'avoir peur, de voir des gens qui triomphent du pire et qui s'aiment. Alors que l'on me demande de me tenir tranquille et d'accepter ce qui serait bon pour moi, je crève d'envie de me sentir vivante. Et je ne suis pas la seule…

Elle se retourne et désigne la troupe :

— Je connais ces gens. Je vis chaque jour avec eux, et je suis à la fois spectatrice de leur talent et fascinée par les personnalités si riches qui les portent. Ce sont eux qui me racontent des histoires tous les soirs. Ils ne le font ni pour recycler, ni pour récupérer. Ils le font parce que cela leur permet d'exprimer ce qu'il y a de plus beau en eux. En leur compagnie, comme dans un bon livre ou un grand film, je veux prendre le risque d'aller au plus profond de nous, chercher la matière dont nous faisons nos océans de désespoir, mais aussi les radeaux qui nous permettent d'y survivre en attendant une île.

« Je ne vais pas me perdre en arguments. Je déteste moi-même lorsque l'on me dit ce que je suis supposée ressentir. Alors voilà : en guise de programmation, nous vous proposons, pour la rentrée, un spectacle uniquement construit à partir de ce qui nous touche tous, vous, moi, eux, comme cela n'a jamais été fait.

— Comment accomplirez-vous cet exploit ? Vous avez déniché une pièce inédite ?

— Non, monsieur. Nous allons l'écrire. Nous y consacrerons chaque instant des mois à venir.

— Vous rendez-vous compte de la difficulté de la tâche ? Sans parler du risque que vous prenez…

— Quel autre choix avons-nous ? Nous sommes au bord du gouffre, autant nous envoler.

— Je suis tenté, mais dites-m'en plus sur votre projet.

— Pardonnez-moi, mais il est trop tôt. Je me doute que vous avez besoin d'éléments tangibles pour nous accorder un sursis, mais je n'ai pas d'autre argument que celui qui a poussé mes complices à venir plaider notre cause ce soir : l'envie, et la conviction que c'est possible.

— Quel serait le titre de votre spectacle si particulier ?

Eugénie panique : elle n'y a pas réfléchi. Elle se retourne vers les siens. Elle croise le regard de Victor, celui de Céline. Elle aperçoit Olivier, et juste à côté de lui, Arnaud qui soutient Norbert habillé en costume-cravate pour la circonstance. Elle ne voit pas les yeux de Juliette, qui depuis le départ de Loïc, ne retire plus ses lunettes noires. Tout le monde attend qu'elle parle, même Daniel est suspendu à ses lèvres, et si elle ne dit rien, il pourrait certainement en mourir.

Elle se retourne vers le conseil.

Une fois dans ma vie. Si vous le permettez, ce sera le titre de notre spectacle.

— J'aime bien… Je crois pouvoir dire que votre discours nous séduit vraiment. Qui êtes-vous pour imaginer cela ?

— La gardienne du théâtre, monsieur.

L'homme esquisse un sourire qui pourrait être moqueur. Il consulte ses voisins pour recueillir leur réaction. Murmures et apartés. L'instant est délicat. L'intérêt suscité est fragile et peut retomber.

Pour soutenir sa femme, Victor ne trouve rien d'autre à offrir que ce que le public propose lorsqu'il veut porter une artiste : il applaudit. Très vite amplifié par l'ensemble de la troupe qui l'imite, le plébiscite tourne à l'ovation. Les murs de la salle tremblent. La ferveur enflamme le lieu et étouffe le silence qui devenait glacial.

Thibaud Marchenod monte au créneau :

— Je ne suis pas de leur monde, dit-il en désignant le groupe, mais j'ai foi en eux. En tant que spectateur, j'ai envie de voir ce qu'ils vont proposer. Je ne souhaite pas me contenter du minimum syndical réchauffé que propose notre époque. Vous trouverez sans doute les prémices de ce programme bien fragiles face à vos impératifs. Mais j'ai une proposition à vous faire. Vous ne pourrez qu'y souscrire. Laissez-nous jusqu'à la fin de l'année. Laissez-les travailler sans la menace d'une fermeture. Ils sont conscients que l'échec entraînera leur disparition.

Il s'interrompt, comme s'il prenait conscience de la portée de son propos.

— Ils sont condamnés à réussir… Combien de chefs-d'œuvre sont nés de cet ultimatum ? Finalement, à bien y regarder, dans l'Histoire, ce sont presque toujours des débutants qui ont ouvert la voie. Beaucoup d'artistes qui ne se prévalaient pas de ce nom se sont révélés sous cette pression. La troupe ici présente ne demande pas une béquille, mais une chance de marcher. Pour ma part, je vous promets que si nous échouons, c'est à la ville que je céderai le théâtre. Si nous ne nous en sortons pas, vous pourrez raser le théâtre imaginé par mon aïeul et construire un centre commercial de plus.

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