17

Assise devant le miroir d'une loge, Juliette contemple son visage. Les nombreuses ampoules qui bordent la coiffeuse ne suffisent pas à lui renvoyer une mine réjouie. La jeune femme est inquiète.

Les coudes sur la tablette, elle s'avance, comme si se voir de plus près allait améliorer sa situation. Soudain, elle se décoiffe à nouveau avec une belle énergie. Que peut-elle essayer d'autre ? Son chignon coiffé/décoiffé ne lui plaît plus. Il n'est pas adapté à Loïc. Dépitée, elle murmure pour elle-même :

— Ma pauvre fille, il va te falloir bien plus qu'une bonne coupe pour l'attraper, celui-là. Il n'est pas comme les autres.

Elle parle toute seule, en se regardant droit dans les yeux. Elle joue avec ses cheveux, les relève, lisse ses mèches, oriente son visage pour essayer de découvrir d'autres versions d'elle-même, mais quelque chose l'avertit déjà que le plus simple sera le mieux. Inutile de se perdre en déclinaisons frelatées. Comme lorsqu'elle était gamine, la queue-de-cheval sera parfaite. Elle devine qu'avec lui, elle va devoir oublier tous les artifices habituels. Un nouveau départ.

Une minuscule striure près de son œil attire tout à coup son attention. Elle s'approche encore de son reflet pour être bien certaine de ce qu'elle a cru voir.

— Une ride, s'écrie-t-elle, une saleté de ride !

Épouvantable signe du destin, funeste présage du temps qui vient de la saisir entre ses griffes pour l'emporter vers les affres de la déchéance. La voilà damnée ! Les tourterelles n'ont pas de rides, elles. Les huîtres non plus, d'ailleurs.

Juliette se colle à la glace pour mieux étudier l'infamie. Ce qu'elle considère à présent comme une cicatrice qui la défigure irrémédiablement est en fait microscopique et bien seule sur ce minois si frais. Ce qui ne l'empêche pas de provoquer un effet inversement proportionnel à sa taille. Juliette se tire la peau pour tenter d'effacer l'affront, mais la solution s'avère pire que le problème. Ainsi liftée, elle ressemble à ces stars plus tendues qu'un tambour qui ont les yeux d'un sumo, les joues creusées d'un extraterrestre de série B et la bouche d'un oursin qui rêve de gober une pomme. Bon appétit.

Elle murmure pour elle-même :

— Pour te prendre ça dans la figure, tu as dû commettre des actes horribles dans ta vie d'avant. Il n'y a que les filles maudites qui basculent dans le troisième âge pile au moment où elles découvrent l'amour !

Elle reprend espoir un instant en se disant que Loïc pourra peut-être lui souder un renfort pour éviter qu'elle ne s'écroule complètement. Mais au fond, elle sent que c'est peine perdue et s'effondre sur la coiffeuse en geignant comme une mourante.

— Pourquoi ? Pourquoi ? Sale miroir qui me faisait croire que j'étais la plus belle ! Tu mériterais que je te brise si je n'avais pas les pétoches de me prendre sept ans de malheur en plus de cette balafre…

Soudain, dans le reflet, Juliette aperçoit Eugénie qui l'observe depuis l'entrée. Elle se redresse avec la vivacité d'un félin, envoyant promener la chaise.

— Depuis combien de temps tu es là ?

— Assez longtemps pour avoir la confirmation de ce que je crois.

— Si ça concerne mon état mental, je t'en supplie, ne dis rien, je souffre déjà assez comme ça.

Eugénie éclate de rire. Cela faisait des mois que cela ne lui était pas arrivé.

— Qu'est-ce qui t'arrive, espèce de bébé ? T'as pris trente grammes ?

— Non, le pire est arrivé. Regarde…

Elle lui désigne le coin de son œil. Eugénie n'ose pas l'avouer, mais il lui faudrait ses lunettes pour avoir une chance d'apercevoir l'infime marque.

— C'est rien du tout, c'est une ridule, une ridounette, un embryon de ride !

— Tu l'as dit ! C'est un embryon, qui va grandir et qui fera bientôt toute ma hauteur !

Écœurée, Juliette se laisse tomber dans un des fauteuils. Eugénie, qui a depuis longtemps appris à tourner le dos aux miroirs, s'appuie sur la coiffeuse.

— Je me souviens parfaitement de la première fois où j'ai découvert que j'avais une ride, confie-t-elle.

— C'était avant ou après la découverte du feu ?

— Attention, jeune fille, Mémé peut t'éclater. Je te commence à coups de canne et je te finis avec mon dentier. On ne retrouvera rien de toi.

— Tu n'as ni l'un ni l'autre !

— Chaque âge a ses armes secrètes…

— Possible, mais dis-moi d'abord comment tu t'en es rendu compte.

— Comme toi, devant un miroir. On venait de le poser dans la salle de bains du minuscule appartement que Victor et moi avions loué.

— Et alors ?

— Je n'ai pas aimé. C'est ce jour-là que j'ai décidé de mettre de la crème. J'ai abdiqué ! Je me suis mise à faire exactement ce que conseillaient toutes celles que je trouvais vieilles juste avant. Crème de nuit, crème de jour, crème de 10 h 40, crème de 16 h 50… Et quelques années plus tard, il a bien fallu que je me rende à l'évidence. Ce n'était pas un embryon de ride que j'avais repéré sur ma figure, mais l'éclaireur d'une bande organisée qui préparait une véritable invasion. Elles ont débarqué de plus en plus nombreuses, de plus en plus profondes !

Juliette écoute avec attention.

— Je sais que c'est plus facile à dire qu'à faire, reprend Eugénie, mais le plus simple est d'accepter en limitant la casse.

— Mais tu étais déjà en couple avec Victor, il t'aimait… Tu n'avais plus à t'inquiéter pour ton avenir.

— Tu crois vraiment que ça se passe comme ça ? Tu penses réellement qu'un jour on est casée et que l'on n'a plus rien à craindre ? Demande donc à Céline… Le plus dur, jeune fille, n'est pas de commencer, mais de durer. Trouver le garçon n'est que le premier problème ; la véritable aventure, c'est faire le chemin ensemble, avec tout ce que la vie te met en travers de la route et du cœur.

— Tais-toi, tu vas me faire peur.

— Aucune raison de t'épouvanter, parce que chaque piège surmonté construit ton bonheur. Il faut se lancer sans crainte.

— Avec la chance que j'ai, je ne suis même pas certaine de trouver le garçon. Regarde ma tête…

— Tu as encore de la marge avant d'être repoussante. Au fait, avec ton garagiste ?

— Fabuleux, extraordinaire, inespéré !

— Vous êtes vraiment des animaux.

— Non, il ne s'est rien passé, il m'a juste brûlé un doigt et donné son prénom.

— Je ne veux pas savoir.

— Mais depuis je suis triste…

— Allons bon. Et pourquoi ?

— Parce que je ne vais pas pouvoir le voir avant au moins dix jours.

— Il part en voyage ?

— Non, mais si j'abîme encore ma voiture, il va finir par se douter de quelque chose. Un accident par semaine, ça frise l'abonnement.

— Ce sera d'autant plus fort lorsque vous vous retrouverez. Il pourra te brûler un pied et te donner son deuxième prénom !

— Ne plaisante pas, c'est sérieux.

— Donc tu admets que les autres fois, ça ne l'était pas ?

Juliette sourit puis, tout à coup, redevient très grave.

— Bon sang, mais je viens de comprendre !

— Quoi ?

— C'est parce que je souris tout le temps que j'ai des rides ! Ma bonne humeur me creuse des sillons sur la figure !

— Tu ne comptes quand même pas faire la tête tout le temps…

— Je vais au moins essayer de limiter les dégâts.

— Ça va être gai. Entre Norbert et toi, bonjour les figés !

— Ne me fais pas rire.

— Je ne suis pas venue pour ça. J'ai quelque chose d'important à te demander.

— Tout ce que tu veux.

— Accepterais-tu de m'aider à sortir Céline d'une sale passe ?

— Bien sûr, que faut-il faire ?

— Ne pas poser de questions. Me faire totalement confiance. Mettre ta raison de côté et prier pour que ça marche.

— J'adore ! Où dois-je signer ?

— Sur le miroir de ta décrépitude, avec ton sang.

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