L'été est là. Le beau temps et les départs en villégiature ont gagné la partie. Ils occupent désormais la majeure partie du temps libre des citadins.
La trêve estivale marque la fin de la saison et ce soir, pour la dernière fois, on joue Cœur à retardement. Le théâtre fermera ensuite ses portes pour quelques semaines.
Dans les travées, Laura et ses collègues installent des hommes sans veste et des femmes en robes légères. Dehors, le mercure grimpe. L'ambiance est aux vacances, et le public apprécie autant la fraîcheur de la salle climatisée que la pièce.
Les spectateurs ne soupçonnent rien du pincement au cœur que chacun éprouve dans l'équipe. Voilà des mois que la troupe vit au rythme de cette histoire de trahison conjugale. Un cumul ahurissant de centaines de cris, de menaces et de vengeances, agrémentés de litres de fausses larmes, de désespoirs à répétition et de rages à heure fixe. On trouve aussi quelques authentiques claques. L'heure est au bilan : sur la durée, ce vaudeville aura permis un appréciable succès de fond en ayant maintenu la fréquentation, sans pour autant réussir à inverser la lente érosion qui se poursuit.
Dès demain, on décrochera les affiches du fronton, et Victor n'allumera plus les lampes. Dans quelques jours, on démontera les décors et on attaquera le grand ménage.
Artistes et techniciens sont habitués aux fins de programmation, mais celle-ci promet d'avoir une saveur particulière. Chacun espère qu'elle ne sera pas amère. Même si la perspective du nouveau spectacle motive tout le monde, vivre une fin n'est jamais facile.
Eugénie a pris place dans « sa » loge. Elle aperçoit Laura, à qui elle n'ose pas poser de question sur sa situation avec Quentin, bien qu'elle y pense souvent. La gardienne est décidée à proposer à la jeune fille un vrai rôle dans le projet qu'elle prépare.
Comme il est de tradition lors d'une dernière, certains ont concocté quelques petites surprises. Eugénie est avertie de la majorité d'entre elles, soit parce qu'on est venu lui en parler, soit parce que Victor en est complice d'une façon ou d'une autre. Les machinistes vont demander à Karim de les aider pour les changements de décors. Annie, Chantal et Taylor ont pris place dans la salle et jetteront des confettis à la fin. Olivier a prévu de bloquer la porte juste avant la sortie de Marco, un des seconds rôles, pour voir comment il va réagir. Maximilien compte offrir d'authentiques roses à Natacha au moment des saluts ; elle-même va lui servir du vrai whisky à la place du jus de pomme dans la scène 14. Quand la fin est là, le plus souvent, c'est une joyeuse bienveillance qui s'exprime.
En balayant la salle du regard, Eugénie aperçoit M. Marchenod, installé au balcon de la loge d'honneur. Il est accompagné de son épouse et d'un couple d'amis. Alors que la lumière décline pour annoncer le lever de rideau, il est le premier à lancer les applaudissements. La salle suit.
Le rideau se lève : intérieur jour, petit matin… Maximilien est très en forme, Natacha aussi. Tous deux offrent une prestation de premier ordre. Leur tandem de bourreau et victime est parfaitement rodé et fonctionne à merveille. Mais pour ceux qui les connaissent bien, après les avoir vus interpréter ce texte si souvent, impossible de ne pas détecter une pointe de nostalgie dans leur jeu. Même lorsqu'ils sont supposés se haïr, on devine qu'ils s'aiment un peu. Émouvante complicité de deux comédiens pour qui c'est l'ultime représentation. Peu importe s'ils étaient en concurrence. Pour se faire la guerre, il faut être deux, et ce soir chacun s'apprête à quitter un champ de bataille où ils se sont bien battus, jusqu'à s'y attacher ensemble. Les duellistes le savent : la dernière escarmouche n'est plus tout à fait un affrontement.
Du coin de l'œil, Eugénie saisit un mouvement dans la loge d'honneur. Thibaud Marchenod se lève. Ce n'est pas la première fois qu'il se retire discrètement juste après la scène 2. Qu'est-ce qui l'appelle hors de la salle ? Des dossiers à lire, des messages à consulter, des coups de fil à passer ?
Eugénie aimerait bien savoir, et c'est sa dernière occasion d'en avoir le cœur net. Elle décide d'aller vérifier par elle-même. La gardienne se lève à son tour et quitte sa loge.
À pas de loup, elle longe le mur courbe du couloir jusqu'aux abords de la loge d'honneur. M. Marchenod n'est pas au téléphone. Il s'éloigne déjà. Eugénie le prend en filature. Elle suppose un instant qu'il peut se rendre aux lavabos, mais le soin qu'il met à refermer les portes battantes sans qu'elles grincent l'intrigue. L'héritier ne se donnerait pas autant de mal pour éviter de se faire remarquer s'il se contentait d'aller aux toilettes. Aux intersections, il s'assure que les couloirs sont déserts avant de poursuivre. Pourquoi redoute-t-il de croiser quelqu'un ?
Eugénie connaît le théâtre comme sa poche. Lorsqu'elle perd sa cible de vue, elle est capable de deviner le chemin qu'elle emprunte rien qu'en identifiant les bruits que son passage engendre. Elle est d'ailleurs beaucoup plus douée que M. Marchenod pour étouffer les sons qui pourraient trahir sa présence. Elle maîtrise chaque gond à ressort qui grince, chaque rampe qui vibre, et connaît toutes les marches susceptibles de faire résonner les pas. Il gagne les étages en prenant soin de privilégier les escaliers secondaires. Sa démarche rapide et ses gestes assurés prouvent qu'il n'accomplit pas ce trajet pour la première fois.
Lorsque le propriétaire quitte la zone publique pour se faufiler par la porte qui grimpe vers les combles, Eugénie est de plus en plus intriguée. Son imagination s'emballe. Pourquoi monte-t-il vers les sommets du bâtiment ? Ira-t-il jusqu'au toit ? Pourvu que, convaincu que leur projet de la dernière chance ne marchera pas, l'héritier qui ne veut pas être responsable de la fermeture du théâtre n'aille pas se jeter dans le vide !
Eugénie ne le lâche pas. Au moment où il s'engage dans l'escalier conduisant à la soupente remplie de vieilles caisses, elle n'est qu'à quelques mètres derrière lui, tapie dans un recoin entre un extincteur et une colonne incendie. Elle l'entend arriver en haut. Il fouille. Elle identifie un froissement de tissu, à moins qu'il ne s'agisse de papier. Les pas s'éloignent vers le fond. Eugénie progresse et se poste au pied de l'escalier. Elle retient son souffle et tend l'oreille.
Soudain, un choc et un raclement. Son sang se glace. Elle connaît ce bruit : c'est exactement celui qui l'a terrifiée lorsqu'elle se trouvait seule dans le théâtre en pleine nuit. Son cœur s'accélère, ses mains sont moites. Alors que les voix des comédiens lui parviennent étouffées, elle entend Marchenod qui souffle, comme lors d'un effort physique. Qu'est-il en train de déménager ? C'est donc pour venir ici qu'il s'éclipse pendant les représentations ?
Bloquant sa respiration, aux aguets, Eugénie s'aventure à quatre pattes dans la volée de marches. Une fois en haut, elle reste à plat ventre et observe en prenant garde de ne pas se faire repérer. Au fond, elle aperçoit le faisceau d'une lampe électrique qui danse dans la poussière. Soudain, elle étouffe un cri. Là-bas, entre les amoncellements de malles et de vieilleries, elle reconnaît la silhouette. Elle n'avait donc pas rêvé la première fois. Elle n'est pas folle ! Thibaud Marchenod a revêtu une combinaison intégrale verdâtre et déplace des caisses. Avec méthode, il les ouvre et en inspecte minutieusement le contenu. Parfois, il semble soupeser des objets ou même lire des documents. Que cherche-t-il ? Une fois son exploration achevée, il passe à la suivante. Ce serait donc lui qui se glisse dans le théâtre, la nuit…
Eugénie se demande quelle attitude adopter. La situation est risquée à bien des égards. Comment réagira-t-il s'il la découvre en train de l'épier ? Il peut sans problème la faire licencier. Le projet de spectacle tomberait à l'eau sans jamais voir le jour. Tout serait fini. Victor et elle se retrouveraient à la rue. M. Marchenod a peut-être menti en prétendant que le combat de la troupe était aussi le sien. Eugénie ne sait plus quoi penser. Elle n'avait vraiment pas besoin de ce tracas-là en plus des autres. Comme si la responsabilité de créer le spectacle de la dernière chance n'était pas suffisante, elle doit à présent se méfier de celui qui possède l'endroit où il sera joué.
En attendant, elle n'a aucun doute : il faut faire machine arrière. Jamais elle n'aurait dû le suivre. Qu'est-ce qui lui a pris ? Elle doit vite retourner dans sa loge, faire comme si de rien n'était et tout oublier. Qu'elle essaie donc de se distraire avec la dernière représentation de la pièce. Elle ne parlera de rien à personne, pas même à Victor.
Comme une enfant qui ne sait pas encore marcher, elle entame sa descente des marches à reculons, toujours sur le ventre. La retraite est laborieuse, mais la fin de son calvaire est proche. Ensuite, il lui faudra emprunter le petit couloir sur la pointe des pieds, franchir deux portes, et elle sera enfin sauvée.
Tout à coup, un frisson d'effroi parcourt la gardienne. Elle sent une présence. Elle relève la tête.
Thibaud Marchenod se tient au sommet de l'escalier, le regard sombre. Dans sa combinaison verdâtre, il ressemble à un fantôme luminescent ou à un tueur en série. Eugénie n'a envie de rencontrer ni l'un ni l'autre.
— Nous allons devoir nous expliquer, madame Camara.