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Dix-neuf heures passées de quelques minutes. Pendant que sur scène, les équipes s'affairent aux retouches d'entretien des décors, Eugénie fait une pause dans sa tournée et prend place au fond de la salle pour les observer. Un autre genre de show.

Après avoir grimpé à l'échelle technique à la seule force des bras, Olivier fait tournoyer la porte de l'appartement pour aider la peinture fraîche à sécher plus vite. Eugénie sourit.

Le public ne soupçonne pas à quel point un spectacle est une matière en évolution permanente. Qu'il s'agisse du jeu des comédiens ou de la mise en scène, chaque soir apporte son lot d'expériences qui viendront nourrir la suite.

Arnaud arrive avec Norbert. Belle preuve de confiance, il installe son pote à côté de la gardienne pendant qu'il va régler deux alignements de projecteurs. Le grand mannequin regarde fixement devant lui. Aujourd'hui, il est habillé en magicien du Moyen Âge.

— Sympa, ton chapeau pointu, lui glisse Eugénie.

Norbert ne répond pas.

— Et sinon, ta journée ?

Eugénie se sent comme Juliette, qui s'invente des conversations imaginaires. Est-ce parce qu'elle a gardé un peu de la folie de sa jeunesse, ou parce qu'il n'y a pas d'âge pour être dingue ?

— De mon côté, si tu veux savoir, reprend-elle, elle n'a pas été terrible. Je m'inquiète pour Laura. Je n'arrive pas à découvrir ce qui la tracasse. Je m'en fais aussi pour Juliette et Céline. Elles sont, chacune à leur façon, à un tournant de leur vie. J'ai envie de les aider mais pour le moment, je m'y prends comme une nouille. Et pour couronner le tout, j'ai appris tout à l'heure que l'enquête sur la voiture défoncée dans le parking avance bien… Je suis cernée de toutes parts. Je te raconte tout ça parce que j'ai confiance en toi. N'en parle à personne, pas même à Arnaud.

La tête de Norbert s'abaisse toute seule, comme s'il acquiesçait. C'est la seconde fois qu'Eugénie est témoin de ce genre de réaction. Franky y verrait certainement la manifestation des mystères de la vie qui nous dépassent…

Eugénie ne trouve pas ridicule de discuter avec une poupée géante. Les propos qu'elle tient sont parfaitement cohérents et elle ne peut les confier à personne d'autre. Avec qui pourrait-elle en effet parler aussi librement ? Norbert, au moins, tiendra sa langue et ne la jugera pas. Mais comment en suis-je arrivée là ? se demande-t-elle.

Victor fait son entrée sur le plateau en portant la lune enfin réparée. Olivier plaisante sur le fait que c'est la première fois qu'il voit quelqu'un à qui on demande la lune l'apporter. L'équipe s'esclaffe. Le rire suraigu d'Annie surpasse tous les autres.

Un bref instant, Eugénie perçoit son mari comme un parfait inconnu qu'elle découvrirait parmi tous les intervenants. Une sorte de réinitialisation d'image. Capter son allure, son énergie, ce qu'il dégage. Une émotion fugace mais puissante, qui se faufile juste avant qu'elle ne le considère à nouveau comme l'homme dont elle partage l'existence depuis si longtemps. Trois caractéristiques lui sautent aux yeux : il fait plutôt jeune ; on sent le type qui démarre au quart de tour lorsqu'il s'agit de s'amuser ; il a l'air un peu gauche.

Curieuse sensation que celle de découvrir un proche comme n'importe quel individu aperçu au hasard. L'espace d'un instant, Victor n'est plus l'imposant manuscrit d'une vie partagée, mais une simple page blanche sur laquelle on griffonne les toutes premières impressions.

Si elle le rencontrait aujourd'hui, qu'en penserait-elle ? Attirerait-il son attention ? Envisagerait-elle de s'en approcher ? Imaginerait-elle de rester en sa compagnie jusqu'à lui donner deux enfants ?

Maximilien vient de monter sur la scène pour discuter des éclairages avec Arnaud. Eugénie est troublée. Quelques mètres séparent son mari et le comédien, mais l'écart de comportement est bien plus important. Victor fait l'andouille autant qu'il travaille. Maximilien écoute et raisonne avec assurance. Sa stature et sa prestance naturelle en imposent. Même à Norbert, Eugénie ne peut pas avouer ce qui lui traverse l'esprit.

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