Victor se baisse pour jeter un œil au siphon du lavabo. Kévin n'en mène pas large. Noémie lui a maintes fois répété à quel point son père était pointilleux sur la plomberie. La pression n'est pas seulement dans les tuyaux.
Pour le jeune couple, recevoir les parents dans l'appartement qu'ils ont rénové constitue un examen de passage. Dès leur arrivée, les hommes sont partis de leur côté en parlant porte blindée, enduit et colle à papier peint, tandis que les filles passaient en revue mobilier, tapis et revêtement du canapé en évoquant l'angle de la lumière naturelle qui les éclaire.
Le père de Noémie se relève.
— Tu as fait du bon boulot. C'est propre. Chapeau.
Le jeune homme se détend.
— Merci, monsieur.
— Partons sur de bonnes bases : il y a des chances pour que tu sois le père de mes petits-enfants, alors appelle-moi Victor, s'il te plaît.
— O.K.
— Par contre, si un jour tu m'appelles Papy, je t'explose.
Victor désigne l'aménagement sur le côté de la douche.
— Le placard dans l'angle, c'est malin.
— Une idée de Noémie.
Victor n'en finit pas de passer la main sur les peintures pour s'assurer qu'elles sont bien lisses. Il détaille les joints de carrelage, la cabine de douche. Il fait même couler l'eau des robinets. Kévin commence à trouver l'inspection un peu longue.
— Si vous avez fini, on pourrait peut-être repasser au salon. Pour fêter votre venue, j'ai pris une bonne bouteille de whisky.
— C'est gentil, mon grand, mais on va rester encore un peu ici.
Kévin est surpris mais n'ose rien dire. Victor s'attarde encore sur quelques détails puis finit par s'asseoir par terre.
— Qu'est-ce que vous faites ?
— Crois-moi, ça risque de durer un moment. Je sais que ça peut paraître idiot, mais on va sagement attendre ici qu'elles viennent nous chercher.
— Dans la salle de bains, tous les deux ?
— Exactement. J'adore m'enfermer avec des garçons dans les salles de bains. Pas toi ?
Victor tapote le tapis moelleux en éponge pour que le compagnon de sa fille vienne s'y installer. Devant la mine ahurie du jeune homme, il explique :
— Elles ne se sont pas parlé depuis un bon moment. Laissons-leur le temps de se retrouver.
Le jeune homme s'assoit.
— C'est pas faute d'essayer de vous inviter…
— Je sais. Vous n'y êtes pour rien. Eugénie a toujours été très proche des enfants, et les voir s'éloigner pour quitter la maison n'a pas été simple. Je suppose que cela a marqué pour elle la fin d'une époque, et peut-être trouvé un écho avec la perte de ses propres parents. Elle n'a pas très bien réagi. Je n'aime pas parler de dépression, mais je crois qu'elle nous en a fait une. Puis vous vous êtes installés Noémie et toi. Ça l'a encore plus perturbée.
— Pas vous ?
— Si, bien sûr. Mes enfants me manquent au quotidien, mais je me souviens que je suis moi aussi parti de chez mon père et ma mère. C'est votre tour ! Cela ne rend pas les choses plus faciles, mais on relativise. Il faut s'adapter. Tu sais, Kévin, la période n'a pas été simple pour nous : fin de carrière, le temps qui passe…
— Je comprends.
— Non, tu ne comprends pas, et tant mieux. Tu as l'âge de construire et d'espérer. Ne te complique pas avec des problèmes qui ne sont pas de ton âge. Savoure ton présent ! Prends le temps de paniquer pour tes tout petits découverts à la banque, révolte-toi parce que ton joli polo près du corps ne met pas suffisamment en valeur tes pectoraux, pétoche en te demandant si tu feras un bon père… Crois-moi, je ne suis pas jaloux. Quand je pense au temps que l'on perd avec des trucs dont on n'a plus rien à foutre ensuite…
— Vous vous souvenez de cette époque-là ?
— C'était avant l'invention de la roue. Les continents ne s'étaient même pas encore séparés. À la pointe de l'Italie, il y avait l'Australie. Tu imagines ? Syracuse-Perth en vingt minutes de marche. On pouvait aller fouiller dans les poches des kangourous à pied. C'était sympa. En ces temps reculés, on croyait dur comme l'âge de fer que si on arrivait à attraper la foudre pour l'enfermer dans un pot, notre fortune serait faite pour le restant de nos jours. J'ai un copain qui est mort en essayant. Un carnage. Juste avant il était beau, musclé, avec des yeux magnifiques comme les tiens et tout de suite après, il ressemblait à un vieux cookie cramé.
— Vous vous foutez de moi ?
— C'est toi qui te fous de moi en me demandant si je m'en souviens encore ! Évidemment, ça ne s'oublie pas ! Et tant qu'on y est, laisse-moi te dire autre chose, mon garçon : dans notre première salle de bains, j'ai fait du travail dix fois moins soigné que le tien !
Kévin sourit.
— Noémie dit que personne ne la fait rire autant que vous.
— Elle me dit que personne ne la rend aussi heureuse que toi. Ça fait vachement mal, tu ne trouves pas ?
— Disons qu'on est à un point partout.
Les deux hommes regardent autour d'eux. Victor pointe l'angle d'un dessous de meuble qu'il était impossible de repérer en position debout.
— Tu as oublié de la peinture, là.
— Je m'en fiche, je ne passe pas mon temps assis dans ma salle de bains.
— Menteur, c'est ce que tu es en train de faire.
— Uniquement pour vous tenir compagnie. Vous croyez qu'elles vont parler encore longtemps ?
— Aucune idée. Elles ont dû discuter de nappes, de décoration, de camaïeux de couleurs, de ces choses importantes dont personne n'a rien à talquer. L'essentiel, vois-tu, c'est qu'en évoquant ces détails, elles s'envoient des signaux, qu'elles soient d'accord, qu'elles abondent dans le sens l'une de l'autre. Les filles font ce genre de trucs. Ce qu'elles racontent a moins d'importance que l'intention qu'elles y mettent. Si elles t'aiment, elles sont d'accord avec toi, même si t'as tort.
Comme s'il venait de prendre conscience d'un des secrets de l'univers, Kévin s'emballe :
— Mais c'est vrai ! Vous avez raison !
— Attention, petit homme, ce miracle ne dure qu'un temps. Parce qu'après, tu dois savoir que quand tu te tromperas, elles te le balanceront en pleine tête.
Ils rigolent.
— D'après vous, aujourd'hui, il va leur falloir combien de temps pour s'envoyer leurs signaux ?
— J'en sais rien. T'as faim ?
— La grosse dalle. Surtout que Noémie a préparé des plats excellents. Elle y a passé des heures.
— Ne me dis rien, je vais baver.
Victor regarde autour de lui afin d'évaluer les moyens de survie.
— Pour tenir jusqu'à l'arrivée des secours, on peut ronger le savon et boire ton gel douche. On doit aussi pouvoir bouffer les crèmes de maquillage de ma fille.
— Je vous laisse ma part.
— Tu ne diras plus ça dans quelques heures. Blague à part, c'est important qu'elles nous oublient. Elles vont rattraper le temps perdu, et ça c'est génial. Noémie est en train de se rendre compte que sa mère va mieux et que tout rentre dans l'ordre. Quant à Eugénie, elle est sur le point de comprendre que le lien avec sa petite n'est pas brisé. Évidemment, si ça se passe trop bien, elles vont vraiment nous oublier et partiront au cinéma ou au resto fêter leur complicité restaurée…
— On va y passer la nuit.
— C'est toi qui dors dans la douche. Moi, je garde le tapis tout doux. Privilège de l'âge.
Victor marque une pause.
— Tu sais, Kévin, je suis bien content de te connaître, et je suis vraiment désolé de ne pas avoir été davantage là pour vous aider lors des travaux.
— Tout va bien.
— Un jour peut-être, tu auras une fille. Tu verras à quel point ce qui lie un père à sa petite est puissant. Ensuite elle grandira, et tu te mettras à regarder tous les garçons de son âge d'un œil suspicieux.
— Vous avez fait ça avec moi ?
— À ton avis ? J'avais la trouille que ma princesse adorée s'amourache d'un bouffon avec une tête de candidat de téléréalité. Un pignouf qui se met du gel dans les cheveux et qui ne sait compter que jusqu'à trois.
— Il m'arrive de me mettre du gel dans les cheveux, mais soyez rassuré, en m'aidant de mes doigts, j'arrive à compter jusqu'à huit. D'ici deux ans, j'espère être à neuf.
Victor lui colle un coup d'épaule. Kévin regarde sa montre et bougonne :
— On est partis pour y passer l'après-midi.
— Honneur aux dames.
— Je suis certain qu'elles vont faire tout ce que vous avez dit et que ce sera super pour elles, parce que Noémie en a très envie. Mais je crois qu'ensuite, elles vont finir par aborder un dossier top secret que nous devions normalement évoquer tous ensemble au dessert.
— Vous allez vous marier ?
— Pas pour le moment. Avant de vous confier l'info, il faut que vous me juriez de ne pas gaffer. Quand elle vous l'annoncera, vous devrez avoir l'air vraiment surpris, sinon je finirai comme votre pote après la foudre en pot.
— Tu seras donc riche toute ta vie.
— Victor, on ne va pas tarder à vous appeler Papy. Dans sept mois et demi si tout va bien. Par pitié, ne m'explosez pas.