16

— Bienvenue en notre palais ! Pas eu trop de mal à trouver malgré l’enseigne qu’on nous a volée ? Ah, si j’attrape celui qui a fait ça…

En bord de Seine, dans cette maisonnette avec jardinet, l’homme qui nous accueille, Tabarie et moi, est coiffé du bonnet des faussaires, hasardeur, joueur de faux dés, pipeur ou larron… que la justice condamne à porter ce couvre-chef comme une couronne de déshonneur. Le petit homme n’a pas l’air d’en être navré.

— Je te connais toi, dit-il à Guy.

— Oui monsieur.

— Tu es déjà venu baiser ma femme, c’est ça ?

— Oui monsieur.

— Et lui, que veut-il ?

— Faire pareil.

— Margot, c’est pour toi !

Dans cette cabane au dallage sale et cassé, le bois noir d’une table poisseuse luit, à droite, sous une fenêtre et, partout, des enfants de tous les âges : des blonds, des bruns, des roux, des grands, des petits, des gros dont aucun ne semble être du même père. À même le sol ou autour de la table, ils biseautent des cartes à jouer, taillent et plombent des dés, truquent le vin dans des tonneaux en y mélangeant de la craie pour en réduire l’acidité. L’un d’eux, un morveux, tourne la tête vers moi. Il a trois ans et de pauvres yeux si rouges par la faute qu’on le laisse boire à pleines gourdes.

En face, quelques marches en planches mènent à un rideau taché qui s’étire sur un réduit bas de plafond où trône un matelas abîmé. Une femme, qui s’y prélassait, se lève et descend les marches. Elle est aussi grosse et puante qu’un tonneau contenant des harengs. Je m’en étonne auprès du mari :

— Madame est ?…

— Mais oui, putain comme chausson ! Allez, la mômerie !… tape-t-il ensuite dans ses mains à l’adresse de tous ces gosses dont certains sont plus âgés que moi. On s’en va. Maman doit travailler ! Prenez tambours et flûtes et allez jouer de la musique dans le jardinet pendant que je fais les courses. Puis s’adressant à Tabarie, il déclare : « Ce sera vingt sous. » Guy, petite écritoire pliée sous un bras, ose s’en offusquer :

— Vingt sous ? Pourquoi pas une livre parisis ? Oh, oh ! C’est pour lui seul et c’est sa première fois. Vous nous rabattrez bien quelque chose. Cinq sous.

« Regardez-moi ce gringalet ! s’indigne le petit mari ridé, couronné du honteux bonnet rouge des larrons en makellerie. Ça a une tête d’ange et discute les prix au bordeau ! Les temps sont durs… » se lamente-t-il en s’en allant et laissant des recommandations à sa femme beaucoup plus grande et plus large que lui : « Margot, ne te fais pas escalader par les deux, hein ! Ils ont payé pour un seul. Et moi, si pour de l’argent je comprends, pour le plaisir, alors là… Je pourrais encore te froisser les molaires à coups de pelle et même te tuer si tu me trompais un jour. »

« Allons, Pierret, tu sais bien que c’est toi que j’aime », roucoule la grosse Margot en repoussant, de son vaste cul, la porte derrière son mari qui bascule et s’exclame derrière l’huis : « Et qu’il ne t’arrose pas le jardin ! Treize enfants, dont sans doute aucun de moi, ça va peut-être aller comme ça ! Heureusement que la justice nous en pend un de temps en temps… »

La grosse Margot rit dans sa trentaine d’années passée. Ses lèvres s’écartent comme celles d’un âne qui brait, découvrant des dents cassées ou gâtées. Le gras de sa gorge danse sous sa tête en forme de poire coiffée d’une longue chevelure frisée et noire. Ses petits yeux pétillent, tassés par la graisse des joues qui remonte, de chaque côté des crevasses de son gros nez violet où poussent des poils.

— Buvons un coup !

Elle tire au tonneau deux pichets et trois godets en étain de vin blanc. Je suis troublé par l’énormité de ses seins où plisse le linge mou de sa robe jaune. Elle ne porte pas le moindre bijou, ni broderie, perle, bouton doré ou argenté. Toute parure lui est défendue — à l’épaule, le Châtelet l’a marquée au fer rouge d’une fleur de lys.

— À la vôtre !

Tabarie déguste et s’étouffe, les yeux exorbités : « Ah, mais il est infect ! Idéal pour bouillir les hures de loup… »

La grosse Margot aux joues pustuleuses rigole en lui balançant une énorme claque dans le dos : « Ah ça, le cru d’Argenteuil dit : la terreur des palais raffinés, n’est pas destiné aux délicats ! Mais ça fait monter le lait aux tétins et descendre le sang aux couilles. Pas vrai, toi ? »

Face à moi, elle soulève, d’un geste, ma robe grise par-dessus ma faluche et s’exclame : « Ah mais oui, tu as une petite plante d’amour qui pousse là ! Viens par là qu’on allonge ça. » Elle m’attrape par la petite plante d’amour qu’elle secoue et, de l’autre main, s’empare des deux pichets, m’entraîne ainsi, en haut des quelques marches, dans son réduit dont elle rabat, d’un coude, le rideau.

Ses mains ont des paumes potelées et des phalanges de plus en plus fines jusqu’à des ongles comme des griffes… On dirait des pattes d’oursonne.

— Allez mon garçon, raidis-toi et n’oublie pas que pour la femelle, ange ou pource, il faut un gaillard de solide gréement. Bois un coup, ça ira.

Je fais couler dans ma gorge une longue rasade de vin d’Argenteuil. Hou, effectivement, c’est âpre ! En bas, Tabarie s’est assis à la table et, parmi les dés pipés, les cartes biseautées, les tonneaux de vin truqué, il recopie en plusieurs exemplaires ma « Ballade des dames du temps jadis » et râle :

— Que douze écoliers réclament ce texte lu par Polonus en classe, c’est bien… Ça fera un peu d’argent à nous partager… Plus les feuilles d’emballage pour le pâté de Dogis, elle va finir par être célèbre, ta ballade !… Mais quand même, ce ne serait pas mal qu’un jour quelqu’un invente un système pour recopier les textes autrement qu’à la main…

La grosse Margot l’interrompt : « Arrête de jacasser, toi, en bas. Tu le déconcentres ! » Elle se retourne et se met à quatre pattes, soulève le linge par-dessus son dos :

— Tiens, prends-moi à la façon des juments !

Tous les flots de sa robe jaune bouffent jusqu’au gras du cou et s’épanouissent autour d’elle. Quel cul ! Crasseux, il en monte des effluves mais quel cul ! Je rebois un coup de vin d’Argenteuil. Ah, nom de Dieu !

— On dirait que ça va mieux, me dit-elle. Fais attention à ce qu’a dit Pierret, hein, Couille de Papillon ! Ne m’arrose pas le jardin. Tu t’excites, tu t’excites… tu m’inquiètes. Tiens, attrape-moi plutôt comme les hommes se prennent.

Percevant mon étonnement, elle tend un bras derrière elle, montre du doigt : « Là. » Ah ?… Hop là, j’y vais et m’agite dans tout cela :

— Mh ! Raah ! Gr…

En bas, Tabarie se plaint :

— Ah, je te jure, François, ce n’est pas pratique de recopier des poésies dans ces conditions-là !…

« Plutôt que de grogner, apporte deux autres pichets ! » lui lance Margot qui commence à en avoir un coup dans le nez. Quant à moi…

Elle se retourne encore — je vois passer des flots de chair — me fait la position de la femme sur l’homme : « La sorcière chevauchant son balai ! » hurle-t-elle, engloutissant à plein pichet le nectar d’Argenteuil que Guy vient de lui tendre. Le vin déborde et ruisselle sur ses seins pendants et énormes — plus gros que ma taille — qu’elle balance de gauche à droite et dont elle me gifle les deux joues en braillant des refrains orduriers. Dans les éclaboussures enivrées de ses mamelles mythologiques, elle meugle aussi : « Hardi petit ! », s’anime d’une frénésie. Elle tape des reins et m’écrase par coups violents à m’en faire éclater les os. Les planches du réduit tressautent. Des filets de poussière s’en élèvent. Elle bat du cul tandis que dehors, ses enfants jouent du tambour et de la flûte. Ah, mais quelle femme ! Je nais aussi de ce carnage-là, barbouillé de lie dans le délire enflammé des torches. C’est une révélation. Je veux cette vie-là jusqu’à la corde. Ah, je me plais dans cette ordure. Ah, nom de Dieu !

— Tabarie ! Hâte-toi d’écrire ce que je te dicte puis fais-le répandre partout qu’on revienne souvent ici. Voici le commencement.

Les bras et les jambes en croix comme à l’écartèlement, sous les secousses de l’écrasement qui me démolit, je me lance :

Je suis français, ce qui me pèse,

Né de Paris emprès Pontoise,

Et par la corde d’une toise,

Mon cou saura ce que mon cul pèse… aaah !

— Pèsa ? s’étonne mon copiste. Mais ça ne rime pas avec le premier vers.

— Dis donc, toi, le poète, je t’avais dit de faire attention ! me lance Margot, soudain très poings sur les hanches. Et si j’étais encore une fois pleine alors que Pierret ?…

Elle attrape ma faluche qui a roulé sur les planches et s’éponge, s’essuie le cul avec. Je m’en recoiffe fort dignement, le ruban souillé pendant devant un œil, et descends les marches en titubant et hoquetant, doigt en l’air, d’un ton sentencieux :

— Joseph déclara crûment à la Vierge : « Vous direz que ce n’est pas moi ! »

Le mari entre à ce moment là, les bras chargés de victuailles, et me désigne :

— Qu’est-ce qu’il dit, lui ?

— Rien, c’est un poète, fait Margot, étirant sa robe et descendant aussi.

— Ah bon ? Alors faudra qu’il rime une ballade sur toi, la belle, continue Pierret en déposant sur la table pain, fromage et fruits. S’il t’écrit, même un rondeau, la prochaine fois, ce sera cadeau…

La grosse Margot croque une poire et se marre :

« Une ballade, j’ai bien une tête à ça ! Et tu sais lire, toi ? »

« Ça ferait joli sur un mur, dit le mari. Et puis, qu’as-tu besoin de savoir lire. Les petites lettres, quand tu ne comprends pas, tu imagines… » Il étend ses bras et rêve : « Ballade de la grosse Margot ». Les gens se rappelleraient de toi, des siècles plus tard.

— Oh, mon Pierret, tu m’aimes trop !

Margot est franchement émue. Son petit mari nous chasse : « Revenez ici quand vous serez en rut. » Puis dans le jardinet, il appelle sa mômerie : « Allez les enfants, on rentre. À table ! »

Sabots sur la terre gelée, la grosse prostituée pisse dehors. Dans les lueurs bleu nuit et rose du soleil couchant, elle regarde s’échapper, de sa lèvre d’en bas, un fil d’urine fumante et me fait un petit signe de la main.

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