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— Je meurs de soif auprès de la fontaine. Chaud comme le feu, je claque des dents ; en mon pays, je suis en terre étrangère ; près d’un brasier, je frissonne tout brûlant ; nu comme un ver, vêtu en président, je ris en pleurs et attends sans espoir ; je me réconforte au fond du désespoir ; je me réjouis sans trouver le moindre plaisir ; je suis puissant et n’ai force ni pouvoir, bien accueilli, rejeté par chacun.

« Plus fort ! Le prince est dur d’oreille », crie quelqu’un dans l’immense salle au carrelage magnifique, au plafond fleurdelisé et aux vitraux laissant passer la lumière. « Poursuivez, me dit Charles d’Orléans. Je ne suis sourd qu’aux mauvais vers… »

— Rien ne m’est sûr si ce n’est la chose incertaine, obscur seulement ce qui est tout à fait évident ; je ne doute que face à la chose certaine et, pour moi, la science est fruit du hasard. Je gagne à chaque coup et toujours je perds ; au lever du jour, je dis : « Bonsoir ! » Étendu par terre, j’ai peur de tomber ; j’ai assez pour vivre et ne possède pas un sou ; j’attends un legs sans être l’héritier de personne, bien accueilli, rejeté par chacun.

Les mains ligotées dans le dos et entre deux gardes armés de lance, je suis debout face au duc d’Orléans, assis dans un grand fauteuil près duquel se tient sa nouvelle épouse — la toute jeune et coquette Marie de Clèves. La cour fait cercle autour de nous. Des poètes m’écoutent. Les soldats du prince m’ont rattrapé sur un chemin au bord de la Loire. Ils ont repris mes neuf écus de gages, m’ont conduit en prison pour que j’écrive la ballade qu’on m’avait payée d’avance.

— Je ne me soucie de rien et m’efforce pourtant d’acquérir des biens que je ne désire pas. Qui me parle le mieux m’offense le plus, et celui qui me dit la vérité est pour moi le plus menteur ; mon ami est celui qui me fait croire qu’un cygne blanc est un corbeau noir ; et celui qui me nuit, je crois qu’il m’assiste ; mensonge, vérité, aujourd’hui c’est pour moi tout un ; je me souviens de tout mais ne sais que penser, bien accueilli, rejeté par chacun.

Charles d’Orléans approche la soixantaine. Habillé d’une robe de velours, il porte un calot sur sa tête au visage rond entouré d’une chevelure blanche et ondulante qui touche presque ses épaules. Il a l’air d’un page de la féodalité qui aurait vieilli sans s’en apercevoir. Ses grands yeux mélancoliques sont ouverts dans le vague. Mes trois dizains terminés, je lui balance l’envoi :

— Prince clément, prenez plaisir à entendre que je comprends tout mais n’ai ni bon sens ni sagesse : je suis d’un parti et de l’avis de tous. Que sais-je encore ? Ah oui, je veux cela : récupérer mes gages…

« Oh, par exemple ! Il ose redemander l’argent dans sa ballade ! » Les gens sont choqués. Charles d’Orléans sourit.

— … Bien accueilli, rejeté par chacun.

— Détachez-le, dit le prince.

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