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Je parais encore beaucoup plus grand que je le suis en réalité parce que debout sur un tonnelet. Le fût, on ne le voit pas. La très longue et large robe noire que je porte traîne au sol et le dissimule aux yeux des spectateurs qui rient car ils savent bien que personne ne peut être aussi grand, que tout cela est du spectacle de rue.

Derrière moi, un rideau vermillon tendu à une tringle soutenue par deux piquets. Le plancher de la scène a été posé sur des barriques près d’une taverne et face à l’église de ce village — Baccon — un jour de foire. Une cohue bon enfant règne. Il n’y a que moi qui feins une grande mélancolie, à l’écart sur le plateau, et m’étonne soudain à voix forte pour que tout le monde écoute :

— Qu’est-ce que j’entends ?!

Par une fente dans ma robe à hauteur de poitrine, la petite tête d’un autre comédien apparaît, peinte tout en rouge, et s’exclame :

— C’est moi !

Les paysans, les marchands, rient de l’effet de surprise que je partage avec eux en m’adressant à cette chose écarlate qui a poussé là :

— Qui es-tu ?

— Ton cœur !… dont la vie ne tient plus qu’à un fil ténu. Je perds ma force, ma chair et mon sang, quand je vois que tu te retires ainsi, solitaire comme un pauvre chien tapi dans son coin.

— Pour quelle raison à ton avis ?

— À cause de ta vie dissolue, me répond le cœur.

— Et alors, que t’importe ?

— J’en ai un profond chagrin.

— Laisse-moi en paix ! lui dis-je, agacé.

— Pourquoi ?

— J’y réfléchirai plus tard…

— Quand donc ?

— Quand je serai sorti d’enfance ; je ne t’en dis pas plus.

— Et je m’en passerai, soupire mon cœur en rentrant sous le vêtement.

Les pirouettes du poète sont semblables à celles du saltimbanque. Et le public suit ce débat entre un corps et un cœur — dialogue de sourds ponctué par le ricanement — mais aussi plus vraisemblablement l’écho d’un véritable désarroi. La chose rouge sort à nouveau du costume et me demande :

— À quoi tu penses ?

— Devenir un jour un homme bien.

— Tu as déjà trente ans.

— C’est l’âge d’un mulet.

— Est-ce l’enfance ?

— Certes non.

— C’est donc la folie qui te prend.

— Par où ? Par le cou ?

Les gens rigolent dans l’assistance agglutinée contre la scène. Le cœur se fâche :

— Tu ne connais rien !

— Oh, que si !

— Quoi ?

— Une mouche dans le lait. L’un est blanc, l’autre est noir : voilà toute la différence !

— Est-ce donc tout ?

— Que veux-tu ? Que je débatte ? Si cela ne suffit pas, je recommencerai.

— Tu es perdu, François !

— Je saurai me défendre ; je ne t’en dis pas plus.

— Et je m’en passerai…, se désole le cœur filant sous la robe d’où il réapparaît aussitôt, l’air chagriné. J’ai de la peine ! Toi, souffrance et douleur. Si tu étais un pauvre sot dénué de tout bon sens, tu aurais alors droit à quelque excuse. Mais tu t’en moques, tout t’est égal, le beau comme le laid. Ou bien tu as la tête plus dure qu’un galet ou alors il te plaît de vivre dans ce malheur plutôt qu’en honneur. Que répondras-tu à ce raisonnement ?

— Je serai sauvé quand je mourrai.

— Ah, mon Dieu, quel réconfort ! Quelle sage éloquence ! Je ne t’en dis pas plus.

Cette fois, c’est moi qui lui réponds :

— Et je m’en passerai.

Depuis la scène, j’observe dans la foule un magicien faisant quelque exploit de prestidigitation : il déchire une nappe qui se trouve aussitôt raccommodée. Les gens ébahis poussent des « Ah ! » L’arrivée des artistes et des jongleurs est un rare divertissement qui interrompt la monotonie de la vie à la campagne — l’élément indispensable des foires et des carnavals. Je vois, en face de moi, deux gars sortir du porche de l’église Saint-Martin avec quelque chose enveloppé dans du linge… Il y a presque un an, j’ai rencontré une troupe de petits comédiens en costumes aperçus sur le chemin à la lisière d’un bois. Depuis, comme eux, je suis les marchands de foire avec des acrobates, des filous, des arracheurs de dents et autres personnages pittoresques qui m’entraînent où ils vont et s’amusent de mes beaux dits. Le cœur sort de ma robe et s’inquiète que j’écrive des ballades :

— D’où vient cette calamité ?

— De ma mauvaise fortune : quand Saturne a préparé mon fardeau, je crois qu’il m’a jeté ce sort.

— Quelle folie ! Tu es maître de ton destin et penses en être le valet ! Vois ce que Salomon écrit en son livre : « L’homme sage, dit-il, domine les planètes et leur influence. »

Je réplique :

— Je n’en crois rien. Je serai tel qu’elles m’ont fait.

— Comment oses-tu ?

— Eh oui, c’est ma conviction ; je ne t’en dis pas plus.

— Et je m’en passerai, grogne la chose rouge pour aller réfléchir dans ma robe.

Des copies à vendre de mes œuvres circulent parmi les clercs, les écoliers. Les gens aiment aussi les soties, les farces, les moralités. Un peu plus loin, sur des tréteaux, ça s’amuse de femmes et de cocus. Que de maris trompés, tout rit dans l’univers ! Le cœur resurgit de sous ma robe et me demande enfin :

— Veux-tu vivre ?

— Que Dieu me le permette !

— Alors il te faut…

— Quoi donc ?

— Avoir des remords, lire sans fin.

— Et quoi ?

— Des ouvrages de morale, quitter les fous…

— Je ne manquerai pas d’y penser.

— Ne l’oublie surtout pas !

— Je m’en souviendrai fort bien.

— N’attends pas que les choses tournent mal ! Je ne t’en dis pas plus.

— Et je m’en passerai.

Depuis le tonneau où j’étais juché, je saute à pieds joints sur le plancher de la scène et passe par-dessus tête la longue robe que je portais. Ce faisant, je dévoile aussi le comédien qui, caché sous le costume, jouait le rôle de mon cœur. Nous saluons le public qui nous applaudit.

C’est la fin d’après-midi et bientôt le soir. Des acteurs installent, sur des trépieds aux quatre coins de la scène, des bassins de métal emplis de bois enflammé pour éclairer le spectacle suivant. Je rejoins à la terrasse de la taverne les deux gars que j’ai vus sortir du porche de l’église Saint-Martin :

— Alors, les filous, pendant que je distrayais les gens qui vous tournaient le dos, que portiez-vous enveloppé dans du linge ? Encore des vases d’or, des burettes, raflés dans un lieu saint. Faites voir. Ô, un calice ! N’avez-vous pas honte ?

— Chut, ne parle pas si fort, mais il est fou, lui ! s’indigne à voix étouffée l’un des deux voleurs. L’évêque du coin n’est pas commode et il poursuit ce type de forfaits sans douceur. La douceur… il en est si éloigné que, parce qu’il trouve leur démarche trop sensuelle, il fait ferrer ses oies.

— Non ?

— Tu verrais se déplacer les volatiles dans sa basse-cour… À chaque pas, ils font un bruit d’enclume : clang, clang !

— Oh, c’est formidable ça… On va aller lui en voler deux cette nuit pour les rôtir. Hé, la servante ! Des hypocras sucrés au miel ! Plein !

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