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J’ai passé la nuit dans une petite chambre au premier étage d’une demeure exiguë à l’enseigne de La Porte Rouge. C’est une maison mitoyenne avec, d’un côté, La Sorbonne et, de l’autre, le verger du cloître de Saint-Benoît.

Les cheveux en broussaille, les yeux encore gonflés d’un sommeil au creux d’un oreiller moelleux, je descends l’escalier qui mène au rez-de-chaussée en nouant à ma nuque le cordon de mon sarrau usé. Mes sandales en corde rafistolées ne font pas de bruit dans l’escalier. J’entends en bas le chanoine dire à son bedeau :

— Mais bien sûr, Gilles Trassecaille, que je lui ai menti en disant que j’avais l’habitude d’élever et d’héberger, très jeunes, de futurs clercs… La vérité est que je ne me suis jamais occupé d’enfants ! Et je suis si maladroit. D’ailleurs, c’est en commettant un impair que j’ai rencontré sa mère. Si je n’avais pas dit au fils de lui mettre des pendants d’oreilles… Vous avouerez… Faut que je surveille mes bévues. J’espère que je saurais m’y prendre avec ce petit, trouver les mots et qu’il va bien tourner si…

Il s’interrompt quand j’arrive dans la salle à manger brune que parfume une odeur de vernis et de fruits.

— Tiens, François ! Je ne t’avais pas vu venir. Bien dormi ? me demande-t-il, lui, dont les yeux sont cernés par l’insomnie.

Il y a ici un fauteuil aux accoudoirs patinés et haut dossier sculpté près de la cheminée, un buffet et quelques coffres, une longue table de noyer où sont accoudés le chanoine et le bedeau Gilles Trassecaille qui se lève :

— Bon, ben j’y vais !

Guillaume de Villon m’apporte un bol d’eau de Seine, des tartines de beurre, du jambon tiède dans un plat colorié. Je constate qu’il tient le plat avec seulement quatre doigts de chaque main — auriculaires crispés dans les paumes. Je n’ai pas remarqué ça, hier, lorsqu’il m’a caressé les cheveux.

Toute la matinée, le chanoine va chercher à m’occuper — je le sens bien — mais il a la tête prise par autre chose — je le sens aussi. Il ne sait pas quoi faire pour me distraire.

— Tiens, je vais te faire visiter.

Nous traversons le verger du cloître et pénétrons dans l’église. Il m’explique :

— Lorsqu’on dit Saint-Benoît-le-Bétourné, les gens comprennent « Bien tournée » alors qu’on devrait dire « détournée » car, à sa construction, elle fut mal tournée. Le chœur était à l’ouest et ça choquait. Alors on a déplacé l’autel près du porche d’entrée qu’on a condamn… Il se reprend… qu’on a fermé. Et tu as remarqué, hier, lorsque tu es venu avec ta… Ah ! fait-il… tu es entré par le côté. De toute façon, tout le nom de ce sanctuaire est un contresens. On y célèbre le 11 juillet la mémoire de saint Benoît alors que cette vieille église fut consacrée à Dieu : « Dieu béni » qu’on prononçait autrefois « Dieu benoît » mais c’est chose oubliée. Et tout le monde, maintenant, se trompe et fête ici, de bonne foi, saint Benoît dont ce n’est pas le nom de l’édifice. Le nom… Zut ! Hier, j’ai oublié de demander le tien, François. Je crois que le sergent m’a dit que ton père s’appelait Des Loges et que ta mère ét… est ! se reprend-il, née Montcorbier. Ou alors, c’est le contraire. Est-ce que tu sais comment tu t’appelles ?

— François Villon.

Il est si attendrissant quand il rougit. Il ressemble encore plus à une cerise. Il bafouille et grommelle :

— Bon, ça, c’est pour l’intérieur de l’église. Quant à l’extérieur, à gauche, il y a un étal de boucher et, à droite, la pot… Ah ! Allez viens, on va aller t’acheter des vêtements.

Il revêt une aumusse par-dessus sa soutane et, dans cette longue pèlerine à capuche bordée de fourrure d’écureuil, me prend par la main, m’offre, dans une boulangerie de la rue Saint-Jacques, une brioche à un blanc.

Sur le Petit-Pont, toutes les boutiques accolées les unes aux autres sont hautes avec des toits très pentus. Mon tuteur m’y achète des souliers à boucle, quelques chemises et demande un pourpoint.

— Comment, le pourpoint ?

— Quelque chose de gai, répond le chanoine.

Le marchand propose un court pourpoint de toile à fleurs et des chausses jaunes moulant mes mollets et mes cuisses. Il sort aussi des aiguillettes — sortes de lacets pour accrocher deux vêtements : braies ou chausses à la chemise. Guillaume de Villon veut me faire une démonstration :

— Tu vois, ce sont des lanières terminées par un bout métallique : le ferret qu’il faut passer dans les œillets de la chemise.

Il n’y arrive pas. Ses doigts tremblent. Il trouve une excuse :

— Dans les habits d’ecclésiastique, il n’y a pas d’aiguillettes.

Le marchand vient à sa rescousse et noue ensemble les différentes parties du costume :

— Voilà, un vrai petit troubadour. C’est ta mère qui va être…

— Combien je vous dois ? l’interrompt le chanoine.

Au retour, dans une boutique à l’enseigne de L’Image Saint-Étienne — un parcheminier en face de Saint-Benoît — maître Villon me prend une écritoire peinte en vert et faite en manière de petite table. Dans sa bibliothèque, il me laisse feuilleter des livres manuscrits pour regarder les miniatures. Je contemple surtout un gros livre de messe où j’admire toutes les couleurs variées des peintures. Il attend quelqu’un, va souvent à la fenêtre qu’il ouvre. De l’autre côté de la rue Saint-Jacques, un peintre, sur un échafaudage, est entouré de ses pots de couleur. Je me lève et viens voir. Le chanoine me dit :

— T’as vu ce qu’il peint ? Une jolie biche poursuivie par des chiens et des chasseurs juste avant la cur…

Il referme la fenêtre. Il est nerveux. Il ne va pas bien :

— Mais qu’est-ce qu’il fiche ?

Celui qu’il attend arrive. C’est le bedeau qui fait une drôle de tête. Le chanoine s’aperçoit que :

— Zut ! J’ai oublié de te préparer à déjeuner !…

Dans sa maison, il m’assoit à la table de noyer et pose devant moi un grand bocal de confiture de cerises et une cuillère en bois :

— Attends-moi là.

Il part prestement. Moi, lent, je me lève et, bocal de confiture à la main, je le suis à distance sous la galerie à colonnes qui encadre le verger du cloître. Il se précipite sur le bedeau qu’il entraîne vers Saint-Benoît :

— Alors ?

— Alors quoi ? répond Gilles Trassecaille.

— Elle a été exécutée ou pas ? A-t-elle été graciée ?

— Pensez-vous ! soupire le bedeau en baissant la tête pour entrer dans l’église. Le roi a quitté furtivement Paris sans avoir rien fait de bon, sans grâces traditionnelles, ni levée d’imposition, ni libération de prisonniers, ni amnistie pour les condamnés. À croire qu’il n’est venu que pour voir la ville.

Je m’adosse contre un mur et m’accroupis en mangeant avec les doigts la confiture de cerises tandis que j’entends mon tuteur demander :

— Et donc ?

— Eh bien, et donc !… Elle a été enterrée vivante dans la fosse aux chiens puisqu’elle a été condamnée « à souffrir mort et être enfouie toute vive devant le gibet de Montfaucon ! »

— Comment ça c’est passé ?

— Ah, maître Guillaume, vous avez de ces questions ! Comment ça c’est passé ?… Elle a chié sous elle, qu’est-ce que vous voulez ! Elle a hurlé, elle pleurait, criait le prénom de son fils. Vous n’avez jamais assisté à ça, chanoine ?

— Non.

— Ben, ce n’est pas beau à voir. D’abord, on lui donne « le dernier morceau du patient », lui expliquant que si elle mange avec appétit ce sera bon augure pour son âme… Quand même… fait le bedeau en tapotant des ongles le mur de pierre. Et alors après… dénudée, chevilles et poignets liés ensemble, on la balance dans une fosse de sept pieds de long qu’on remplit aussitôt de terre. Quand la fosse est pleine, la terre bouge encore un peu par endroits puis c’est terminé.

J’entre dans l’église, les bras le long du corps. Le chanoine, surpris, se retourne :

— François, tu n’aurais pas dû venir sans mot dire ou toussoter.

J’ai le bocal vide à la main et sans doute parce que j’ai mangé toute la confiture, je vomis sur mon beau pourpoint et mes chausses neuves.

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