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Alors là, aujourd’hui, sous la Pierre-à-Eau — le réservoir en plomb sur pilotis de l’Hôtel-Dieu —, dire que je suis embarrassé, c’est vraiment peu dire. Venant vers moi, Isabelle de Bruyère l’a tout de suite remarqué et s’en amuse :

— Ouh, là, là ! Il en fait une tête, celui-là…

Coiffée d’un escoffion en forme de cornes d’où une résille retombe en plis jusqu’aux épaules, elle est vêtue d’une robe moulante gris perle à petits points blancs. Elle n’a jamais été aussi belle et se moque de moi :

— Mais qu’est-ce qu’il a mon poète aujourd’hui ? Des soucis avec ses ballades et ses rondeaux ?

— Non, ce n’est pas ça…

— Eh bien, alors souris ! La vie est belle. Regarde, dans moins d’un mois ce sera l’été !

Elle m’enlace de ses bras et pose ses lèvres parfumées sur ma bouche où elle plaisante :

— Monsieur m’oublie pendant deux jours et c’est lui qui est morose et muet… Si je dis ça à ma mère, elle te fait un procès ! Encore hier, j’ai arpenté la berge pendant plus d’une heure à t’attendre. Les gens ont dû me prendre pour une ribaude. Crois-tu qu’on puisse me prendre pour une ribaude ?… continue-t-elle, langoureuse, en plaquant et balançant latéralement ses hanches contre moi. Avec qui étiez-vous, larron ? Répondez sinon c’est mon oncle, l’évêque d’Orléans, qui vous interrogera !

— Des gars que j’ai rencontrés…

— Ah bon ? Où ça ?

— À l’enseigne du Sanglier.

— Connais pas. Fais-moi visiter. Allons-y… Pourquoi tu ne me présentes jamais à tes amis ? Je ne suis pas assez bien pour eux ?

Elle se recule d’un pas, fait sa jolie en tournoyant — ventre plat, les reins cambrés sculptés comme le manche en ivoire des petits couteaux dont se servent les demoiselles. Ses pieds arqués, minces et nerveux dansent autour de moi.

Un chaton, sur la berge, joue avec sa queue, tourne en rond, multiplie les gambades, court vers le Petit-Pont. Nous le suivons. Rue de la Huchette, Isabelle pose sa tête sur mon épaule :

— Il en est de nous comme du chèvrefeuille qui s’enroule autour du coudrier : une fois qu’il s’y est attaché et qu’il entoure la tige, ils peuvent longtemps vivre ensemble mais si on les sépare, le coudrier meurt bien vite et le chèvrefeuille aussi. François, en est-il ainsi de nous : ni toi sans moi, ni moi sans toi ?

Rue de la Harpe, je m’arrête, l’embrasse puis la regarde. J’ai grand-peine à en détacher mes yeux car ils sont retenus de force par la grande beauté d’Isabelle. Je suis tellement occupé à la contempler que j’en oublie de marcher si longuement qu’elle me dit : « François, viens, tu rêvasses ! » Après cette remarque, je baisse les yeux n’osant plus la regarder tant que dure ce trajet. Pourtant, je la contemplerais encore volontiers et plus que je ne l’ai jamais fait. « François, avance ! Est-ce que tu dors ou tu rêves ? »

Près de la porte d’Enfer, dans une ruelle longeant les remparts — le tout navrant avec un air de saleté — nous arrivons sous l’encorbellement d’une maison à l’enseigne du Sanglier. Je dis à Isabelle :

— Voilà, c’est là…

— Eh bien entrons ! rit-elle d’un joli rire cristallin qui tintinnabule comme la clochette accrochée au-dessus de la porte du bordel-étuve.

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