60

Entrez à votre tour sous cette tente chauffée.

J’attendais dans le froid au bord de la Maine qui charriait les eaux du dégel et j’avais soif. La nuit s’étoilait. C’était l’heure où je rêvais à d’autres breuvages qui couleraient en rivière devant moi sur une table de taverne. Vin morillon, de Beaune, hypocras… Je me languissais aussi de Paris et du rire enivrant de ses ribaudes au fond des bouges.

Dans mon dos, les fenêtres du château d’Angers éclairaient la rive. Les poulaines jaunes à grelots parmi les hautes herbes, je me penchais par-dessus les reflets de l’affluent de la Loire pour contempler mon image. J’y voyais deux longues cornes onduler comme des nageoires et, dans une découpe en forme de cœur, je constatais les traits de mon visage déconfit aussi par les mouvements de l’eau. C’est alors que je reconnus derrière moi la voix de Saladin d’Anglure qui me héla :

— Entrez à votre tour sous cette tente chauffée. Nous avons fini de dîner et vous êtes, ce soir, la surprise du duc d’Anjou à ses courtisans…

Voilà le moment que je redoutais. Je me tourne vers la gauche et fais quelques pas las puis soulève un pan de la toile du pavillon du roi — très vaste tente de campement où il aime parfois recevoir ses deux cents convives à dîner plutôt qu’en son château car c’est plus bucolique…

— Ah, mon troubadour !

Les tables sont disposées en « U » et le duc d’Anjou, assis là-bas, me fait signe d’avancer dans l’allée centrale :

— Mes amis, je vous présente un poète venu de Paris. Enfin, un poète, je l’espère… car depuis maintenant une semaine qu’il est là, je crois que je n’ai pas encore entendu le son de sa voix.

Il ne l’entend toujours pas.

— Que se passe-t-il, trouvère ? On vous voit continuellement assis sur les créneaux des remparts à vous tenir le menton dans une main et sembler ne trouver de goût ni de plaisir à rien. Pourquoi ?

Son chambellan, qui l’a rejoint et se tient debout derrière lui, intervient :

— Le duc d’Anjou est déçu. Jamais il n’entend tintinnabuler vos grelots ni ne vous voit gambader joyeusement dans sa bergerie idyllique en inventant des versiculets. Quelle en est la raison ? Pourtant, vous portez la livrée d’un ménestrel gagé pour avoir du talent à toute heure…

— Avez-vous écrit quelque ballade ou rondeau depuis que vous êtes parmi nous ? me demande le monarque pastoral.

Je remue ma tête négativement :

— Diling, diling !

— Un manque d’inspiration ? Allez, je vous aide, vous propose un sujet : Margot qui donne à boire à des veaux ! Composez là, devant nous, quelque chose de joli et qui nous ébahisse sur ce thème.

Margot qui donne à boire à des veaux…

— Eh bien, alors ? s’impatiente le duc. Êtes-vous muet ?

Je me racle la gorge. Margot… Et là, je ne sais pas pourquoi, je m’approprie soudain la vie de Pierret à voix haute :

— À Paris, je vis avec une grosse Margot qui donne à boire à de drôles de veaux… Je l’aime à ma manière, et elle m’aime de même, la douce amie. Si on la rencontre par hasard, qu’on lui récite cette ballade :

Si j’aime et sers la belle de bon het,

M’en devez-vous tenir pour vil et sot ?

Elle a en soi des biens à fin souhait :

Pour son amour, ceins bouclier et passot.

Quand viennent gens, je cours et happe un pot,

Au vin m’en vais, sans démener grand bruit ;

Je leur tends eau, fromage, pain et fruit.

S’ils paient bien, je leur dis : « Ça va ;

Revenez ici, quand vous serez en rut,

Dans ce bordel où nous tenons notre cour !…

Il y a des chuchotements sous la tente. « Qu’est-ce qu’il a dit ? » Le chambellan et les courtisans parlent entre eux. Quand j’en arrive à… Puis la paix faite, elle me fait un gros pet, le roi demande : « Est-ce que j’ai bien entendu ? »… Je suis paillard, la paillarde me suit. Lequel vaut mieux ? On s’entend bien, l’un vaut l’autre ; c’est à mauvais rat, mauvais chat. Ordure aimons, ordure nous suit. Nous fuyons l’honneur, il nous fuit… Saladin d’Anglure m’interrompt :

— Arrêtez ! La chose a duré trop longtemps et le roi veut en voir la fin. Si vous n’écrivez rien de plus joli, vous serez expédié !

Ma ballade a jeté un froid. René doit se dire que son cadeau du soir est pourri. Une Hélène outrée lève sa quenouille : « Un ménestrel chantant ces femmes qui n’aiment que pour l’argent !… » Je me tourne vers elle : « Si elles n’aiment que pour l’argent, les hommes ne les aiment que pour une heure. »

Éberlué, le duc d’Anjou essaie de comprendre :

— Quels sont vos autres thèmes ?

— Presque tous mes vers roulent sur moi, sur ma vie, mes malheurs, mes vices. Je trouve mon inspiration dans les bas lieux, dans les amours de coin de rue !

— Pourquoi ne racontez-vous pas en un quatrain, par exemple, un peu de neige sur une branche ?

— Ce n’est pas le scintillement de la neige sur la branche que je vois l’hiver mais les engelures aux pieds !

— Décrivez la rivière de la Maine, la forêt là-bas… insiste René.

— Je ne suis pas champêtre, pas paysagiste du tout ! Mon seul arbre est la potence. Je ne fais rien de la nature. Pour moi, il n’est de paysage que la ville, le cimetière est ma campagne, mes couchers de soleils sont les rixes dans la rue ! Je sors de la poésie bel esprit.

— Vous êtes le mauvais garçon du siècle !

— Je ressemble sans doute à un balai de four à pain mais je fais la sale besogne d’enlever la suie sur les mots d’amour courtois et les pastorales ! Mes maîtresses ne sortent pas de l’imagination châtrée d’un évêque. Mes maîtresses sont la blanche savetière et la gent saulcissière du coin qui veulent bien, vite fait, derrière un tonneau. Alors que m’importe à moi de savoir si Gontier lutine Hélène !

— Oh ! Le duc en glisse de son fauteuil et tremble un doigt vers moi. Rien ! Rien ! Vous n’aurez rien pour votre prestation. Pas ça ! Pas un blanc…

— Qui m’estime tant m’achète tant. Mais Seigneur, n’y voyez pas une tromperie. Vous ne pourriez me donner trop car vous ne savez guère les ballades et rondeaux que j’ai en tête. Si cette affaire vous échappe, vous n’en aurez jamais de meilleure ni de pareille !

Et voilà ! Le duc d’Anjou voulait entendre le son de ma voix, il l’a entendu. Je pivote sur mes talons et sors de sous la tente. Embrasé de colère, je file tout droit, enjambe la barrière d’un enclos et continue, devant, furieux.

C’est alors que j’entends galoper dans mon dos. Je me retourne. Mais qu’est-ce que c’est que ça ? Une poule géante ! Une poule, dont la tête est perchée au-delà d’une toise de hauteur, plus grande que moi. Comment est-ce possible ? Ça a un corps massif au plumage noir abondant et une queue constituée de vastes plumes blanches et ridicules. Les ailes sont trop petites pour que ce volatile puisse s’envoler. Son mince et très long cou couvert de duvet mène à une petite tête aux grands yeux d’oisillon étonné et bec plat qui veut becqueter mes clochettes et mes grelots scintillants dans la lumière du château. Je m’enfuis. L’oiseau coureur de très grande taille me poursuit. Ses longues pattes puissantes le font aller à des vitesses folles. En détalant aussi vite que je peux, je fuis aussi les tarés de cette cour d’Angers, les dénonce aux étoiles en gueulant :

— Ils vivent de gros pain bis, d’orge et d’avoine, et boivent de l’eau tout au long de l’année ! À ce régime-là, tous les oiseaux d’ici à Babylone ne me retiendraient pas encore une journée ni même une matinée !

De groz pain bis vivent, d’orge et d’avoyne,

Et boyvent eau tout au long de l’annee.

Tous les oyseaux de cy en Babiloyne

A tel escolle une seulle journee

Ne me tiendroient, non une matinee.

Загрузка...