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Le 4 janvier 1463 au matin, la lourde porte de notre cachot s’ouvre sur l’ondulante silhouette de plantigrade du guichetier Étienne Garnier qui lance ses osselets en l’air :

— Villon, tu as de la chance et ton tuteur, le chanoine de Saint-Benoît, ne doit pas y être pour rien !… Ferrebouc, à l’Hôtel-Dieu, a affirmé devant lui que tu n’as pas participé à l’échauffourée et comme Guy Tabarie est revenu sur ses déclarations concernant ta présence au cambriolage du collège de Navarre, tu échappes encore à la corde. Il n’y a vraiment de la chance que pour la racaille…

Un notaire, sous d’encombrantes fourrures d’hiver et papier cacheté à la main, s’approche aussi pour lire la décision du tribunal en appel :

Examinée par la Cour, la condamnation faite à l’encontre de maître François Villon d’être pendu et étranglé. Finaliter : la dite condamnation est mise à néant mais au regard de la mauvaise vie et réputation nuisible du dit Villon, nous le bannissons usques à dix ans de la ville, prévôté et vicomté de Paris.

C’est inouï. Une nouvelle fois, je ne serai pas saisi par la corde à quatre brins qui fait dresser les cheveux sur la tête quand le gosier est encerclé et aussi se tendre la queue au sortir des cachots épais… Garnier s’adresse ensuite à chacun des trois autres :

— Du Moustier, appel rejeté ! Et la Cour t’ajoute dix livres d’amende pour avoir appelé à tort et voulu gagner du temps contre le bourreau royal. On te le fait payer. Es-tu solvable ?

— Ben non, pour financer mes études, je travaillais et dormais sur des péniches de carriers…

— Alors, au pied du gibet, tu auras d’abord la langue trouée d’un fer chaud.

— Non !!!

Le frêle et délicat Hutin, recroquevillé et blotti contre la muraille, s’étouffe avec des boulettes de linge arrachées à sa chemise : « Je ne veux pas qu’on me fasse mal, je ne veux pas qu’on me… » Deux sergents à tunique blanche, qui attendaient dans le couloir, arrivent, le prennent par les aisselles et l’embarquent tandis que le guichetier continue :

— Pichard ! Appel rejeté plus trente livres d’amende pour « fol appel ». Es-tu solvable ?

L’étudiant de la Sorbonne aux yeux hallucinés et tournoyants ne répond rien. Garnier en déduit : « Soixante coups de fouet devant les bois de justice ! Faut varier les plaisirs… Allez, sors d’ici ! Ne fais pas patienter la foule. »

Les dents du haut mordant sa lèvre d’en bas, Roger Pichard hoche la tête en se tournant vers moi et regrettant : « C’est dommage que tu ne viennes pas. » Qu’est-ce que vous voulez répondre à ça ? Même si je m’en sors plutôt bien, je vais quand même devoir dix ans de bannissement à cet admirateur. J’aurais presque autant été emmerdé par ceux qui m’idolâtrent et m’inventent une légende fabuleuse de licorne du mal que par ceux qui m’ont claqué la porte au cul.

— Toi, qui n’en as plus besoin, me demande l’étudiant turbulent, est-ce que je peux prendre cette « Ballade des pendus » qui traversera les siècles ? On la clouera au pilier près de mon nœud coulant !

Je la lui tends. Il se courbe, tout sautillant comme sur des lames de ressort, et rougit d’excitation en contemplant, près de son nez, la feuille de papier :

— Oooh ! Les copains ne vont pas en revenir : « Regardez, les gars. François Villon a écrit l’“Épitaphe de Roger” ! » Maintenant, je peux mourir…

Sans me dire adieu, il part, tel un gosse avec un cerf-volant dans les mains. Bon. Garnier lève les yeux au ciel et soupire :

— Dogis, appel rejeté ! Amende de quatre-vingts livres pour « fol appel ». Solvable ?

— Il n’y aura qu’à saisir ma charcuterie.

— Alors, en route ! Suis ces gaillards…

Robin vient d’abord vers moi et me prend dans ses bras. C’est la première fois. Pendant sa longue effusion, il me chuchote à l’oreille : « Pense à récupérer ton Testament sur mon lit pour l’apporter à Guy. Sous la boîte à sel de la cheminée, tu trouveras des écus pour ton voyage. Tu demanderas la clé de la chambre à mon commis. Dis-lui aussi de me décrocher de l’arbre sec et de me cuisiner aux airelles. Mais un peu d’airelles ! Il en met toujours trop… » Puis il se recule de moi et me dit à voix haute :

— J’ai été content de te connaître, François. Et excuse-moi d’avoir insisté pour t’inviter à dîner mais je ne pensais pas que ça finirait comme ça. Trois pendus et un banni… Pour une fois que je faisais de la soupe de légumes, t’avoueras…

Dogis en allé rejoindre les autres sur la charrette des suppliciés, le guichetier du Petit Châtelet fait sauter ses osselets en m’annonçant :

— Toi, la Jeanne des bas-fonds, c’est demain à l’aube, que Bezon et des sergents du Prévôt viendront te chercher pour te foutre, une bonne fois, à la porte de Paris.

« Demain matin ? Ah non, c’est impossible !… » Je songe au manuscrit de mon Grand Testament que je veux récupérer pour le donner à Tabarie, à ce que je dois dire au commis de Robin, aux écus cachés sous la boîte à sel. « Il me faut encore une grâce… J’ai deux feuilles de papier et un peu d’encre. Je vais tout de suite écrire, sous forme de ballade, une requête à la Cour pour la remercier de m’avoir sauvé la vie mais aussi pour lui demander un délai de trois jours !… » dis-je au notaire. « J’en ai pour quelques minutes. » Près de lui, Étienne Garnier en laisse tomber ses osselets — vertèbres humaines qui se cassent sur les dalles :

— Mais t’es fou, toi ! Tu rêves tout debout !

— Vous m’aviez déjà dit ça, Garnier, pour mon premier appel et puis…

— Ah, moi, je te déconseille d’interjeter encore. Ça va finir par les énerver, surtout en vers !… s’ébroue-t-il d’un grand rire qui résonne dans les geôles du Châtelet (ce qui n’arrive pas souvent). Imagine la tête des juges… Enfin, si ça t’amuse, amen, mais fais vite. On ne va pas rester là une semaine à attendre que te vienne l’inspiration !

Assis à même la paille et sous le soupirail qui dispense sa lumière au poète, je pose les papiers contre mes genoux devant les deux sceptiques qui me regardent. Cette requête à la Cour du tribunal doit d’abord être une louange, un grand numéro de lèche roublarde qui les flatte avant d’en arriver à ma demande. Je nommerai la Cour de Justice : « Mère des bons et sœur des bienheureux anges ». Je me concentre et me lance :

Vous tous mes cinq sens — yeux, oreilles et bouche, le nez et vous aussi, le toucher — et tous mes membres qui ont péché, que chacun, pour sa part, dise ces mots : « Cour souveraine, à qui nous devons la vie, vous avez empêché notre destruction. La langue à elle seule ne saurait suffire à vous remercier aussi tout en moi élève la voix, fille du Roi notre sire, mère des bons et sœur des bienheureux anges. »

Cœur, éclatez ou percez-vous d’une broche mais à tout le moins ne soyez pas plus endurci que la dure roche grise qui, dans le désert, calma la soif du peuple des Juifs ! Fondez en larmes et demandez pardon comme un humble cœur qui tendrement soupire ! Louez la Cour de Justice associée au Saint-Empire pour le bonheur des Français, le réconfort des étrangers, créée là-haut au ciel dans l’empyrée, mère des bons et sœur des bienheureux anges !

Et vous, mes dents, que chacune quitte sa place ! Avancez toutes ensemble, rendez grâces plus fort que les orgues, les trompes ou les cloches, et cessez dès lors de mâcher ! Pensez que je serais mort, foie, poumons et rate qui revivez ! Et vous, mon corps, si vil, plus méprisable qu’un ours ou qu’un porc qui se roule dans la fange, louez la Cour, avant que cela n’aille plus mal, mère des bons et sœur des bienheureux anges !

Prince, accordez-moi un délai de trois jours pour me préparer et prendre congé des miens ; sans eux, je n’ai pas d’argent ni ici ni au Pont-au-Change. Cour éclatante, dites soit sans me repousser, mère des bons et sœur des bienheureux anges !

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