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Au matin, je sors du bois. Un vol d’oies sauvages fuit à grand bruit. Un faucon les pourchasse à vive allure… Il en trouve une à l’écart, séparée des autres, et il la frappe et heurte si violemment qu’il l’abat au sol, l’oie blessée au cou.

J’épie les paysans, en sabots et tunique courte munie d’un capuchon, qui s’éloignent pour aller travailler dans les champs, chausses plissées aux jambes.

Je guette, embusqué derrière une haie tel un prédateur, l’instant où, dans les fermes, les vieillards, les femmes, seront seuls et où je me présenterai pour voler et porter des coups à ces gens sans défense. Ayant vécu un mode de vie fondé sur le vol et la violence, la tentation de continuer la même vie est grande.

Je remarque une petite chaumière à l’écart du hameau situé devant moi. Sur le seuil, une jeune fermière portant un enfant sur un bras fait un signe de l’autre main à son mari paysan qui s’en va et elle retourne dans sa maison. J’attends un instant puis, à pas de loup et penché en avant, je traverse le chemin, entre à mon tour en la demeure où je me redresse sous ma peau de cerf :

— Belle, dites-moi comment on vous appelle et où est votre argent.

Elle tressaute, pose son enfant à terre et, téméraire, elle attrape un bâton :

— Si vous faites un pas de plus, vous aurez à vous battre !

Elle va pour hurler, je la saisis à la gorge. Un tas d’oiseaux crie vers les sillons. Son enfant, près d’elle, ne comprend pas. Il est petit et pâle mais robuste en dépit des maigreurs de son buste qui dit les hivers sans feu souvent et les étés subis dans un air étouffant. Cette femme est belle, j’ai une furieuse envie de grimper sur elle. Ah, ne jamais laisser de jeunes volailles sur mon chemin ! Devenu bête sauvage, je la flaire. Elle sent bon les foins, la chair et l’été. Je commettrais bien un acte horrible. Blondinette coiffée d’un voile blanc et en robe bleue usée avec un petit galon jaune autour du cou, elle est attentive à mon air, mes regards, mes silences, mon accent de Paris :

— Où est l’argent ? Répondez sinon je frapperais des coups par dizaines et vous verrez l’acier sanglant. Peu s’en faut que les entrailles ne vous sortent du corps, que le sang jaillisse à flots de votre flanc.

Je desserre l’étreinte à sa gorge pour écouter la réponse :

— Dans la niche à sel de la cheminée.

En la surveillant, je contourne son dos, tends une main vers l’endroit indiqué. Les derniers rares cristaux de gros sel qu’il leur reste s’immiscent sous mes ongles puis je palpe une petite boule de tissu dont je m’empare. La jeune paysanne catastrophée se pose sur le banc devant la table face à la porte d’entrée. L’enfant vient près d’elle. Elle le soulève et l’assoit en silence sur ses genoux tandis que je déplie le morceau de tissu où traînent trois targes et deux angelots :

— C’est tout ?

Elle ne répond rien, ne dit pas que si je leur vole ce misérable magot ils vivront de vent jusqu’aux prochaines récoltes, que l’enfant en mourra sans doute. Et elle fait bien !… car c’est en ricanant du sort de cette famille que je me retourne et m’en vais lorsque, à l’éclat bleu d’une vitre cassée, je croise le reflet de ce qui me paraît être un étranger. Je m’arrête.

Est-ce moi que je vois, là ? Est-ce à moi cet air mauvais accentué par une cicatrice à la bouche, ces yeux de rapace ? Je suis éberlué. Ai-je ce visage hirsute et incendié de Barbare ? Ma mère ne m’avait pas fait ainsi. D’où viennent ces palpitations de haine concentrée aux narines ? Qui a creusé les profonds plis de cruauté qui labourent ce visage ? Elle ne m’avait pas fait ainsi ma mère qui ressemblait à cette jeune paysanne vers qui je me tourne en pleurs…

De ses doux yeux clairs, elle examine mes souliers, j’ai chaud. Mes pieds brûlent sous son regard et nagent dans la sueur. La tête baissée vers la poitrine, je pousse un soupir. Elle ne bouge pas. Je fais aller mes lèvres mais aucun son ne sort. Je relève le front en rougissant, laisse glisser de mes doigts les trois targes et les deux angelots qui tombent par terre et roulent.

Sur le pas de la porte, les haillons de ma peau de cerf volent derrière moi comme des oiseaux sinistres. Je voudrais parler, ouvre la bouche mais ne peux rien dire. Alors je tire de sous mon dernier vêtement — celui qui touche immédiatement la peau — une poésie contre mon cœur que je plaque devant elle sur la table et j’y jette ma dague. Plus d’armes ! La longue lame vibre plantée dans ma ballade. Pendant que je pars, les mains nues, la jeune paysanne illettrée se penche vers le papier et tente de déchiffrer ce que j’ai écrit :

Je reconnais les mouches dans le lait, je reconnais à son vêtement le métier de l’homme, je reconnais le beau temps du mauvais, je reconnais le pommier à la pomme, je reconnais l’arbre dont je vois couler la sève, je reconnais quand tout se ressemble, je reconnais qui travaille et qui chôme, je reconnais tout sauf moi-même…

Je reconnais le pourpoint d’après le col, je reconnais le moine à sa robe, je reconnais le maître du valet, je reconnais à son voile la nonne, je reconnais le jargon de celui qui parle, je reconnais les fous nourris de fromages, je reconnais le vin au tonneau, je reconnais tout sauf moi-même…

Je reconnais le cheval du mulet, je reconnais le poids qu’ils portent, je reconnais Béatrice et Isabelle, je reconnais ce qui se soustrait et ce qui s’additionne, je reconnais l’éveil et le sommeil, je reconnais la faute des Bohèmes, je reconnais la puissance de Rome, je reconnais tout sauf moi-même…

Prince, je reconnais tout en somme. Je reconnais les bronzés des blêmes, je reconnais la mort qui tout assomme, je reconnais tout sauf moi-même…

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