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La nuit dernière — celle qui suivit l’envol des copies de ma ballade par le soupirail — j’ai fait un rêve. Moi qui espérais la visite improbable d’un acrobate marchant sur les toits, traversant les murs, il me vint mieux en rêve… C’était la nuit et j’étais accroupi. Les chaînes me serraient aux pieds. Je mâchais lentement du pain noir, réfléchissais, quand je sentis, dans mon rêve, une présence à l’intérieur du cachot :

— Là, qui êtes-vous ?

— Le roi de France, répondit une voix dans mon rêve.

Il était presque devant moi, un peu à gauche et à l’angle de deux murs. Sa main qui masquait une bougie allumée se retira sur le côté comme un voile alors la petite flamme dansante se mit à éclairer par instants une face qui ne correspondait pas au profil gravé sur les écus.

— Vous n’êtes pas Charles…

— Louis, dit le visage gris. Mon père est mort le 22 juillet dernier.

— Ah bon ? Je ne savais pas.

La flamme remuée par l’air du soupirail faisait tour à tour apparaître puis disparaître une figure taciturne semblant en pierre de calcaire. La bouche brûlante, j’accrochais le délire de mon rêve à cette vision discontinue qui tournoyait en mon esprit épuisé par les affres. Le cerveau fragile, le corps ruiné, je disais en songe à Louis XI : « Ainsi donc, c’est entre vos mains qu’est tombé mon appel au secours… »

— Que dis-tu ? Quel appel ? Je m’étonnais à mon tour :

— Allons, sire, si vous n’aviez pas lu ma ballade, que feriez-vous dans ce cul de basse-fosse du château de l’évêque ?

— Sacré à Reims, je rentre travailler en Touraine. Nous ne nous sommes arrêtés ici que pour la nuit. Nous repartirons demain à l’aube… Pendant le dîner, Thibaut d’Aussigny a craché ton nom en jurant la Pâques-Dieu !… Mais Charles d’Orléans qui m’accompagne dit que tu es le premier rossignol de France, que tu innoves dans les idées et la forme, qu’avec toi, on n’en est plus au Roman de la rose, que ta poésie commence là où finit la féodalité. Il m’a récité plusieurs de tes ballades, m’a longuement parlé de ton œuvre.

— Mais il n’est pas descendu me voir…

— Il dit que tu l’as trahi.

— Et ça ne vous a pas empêché de ?…

— Je le trahirai aussi. Je n’ai que faire de ces seigneurs ornementaux.

Dans mon rêve, le nouveau roi, assis sur une pierre, était coiffé d’un chapeau à large bord orné d’images pieuses sans valeur. Il portait une grossière robe grise et, autour du cou, un simple rosaire de bois brut. Il était humble en paroles et en habit :

— Comment vas-tu ?

— Ma vie se dérobe, elle est finie. Personne ne me tend la main, personne ne me donne rien. Toussant de froid, bâillant de faim, je n’ai couverture ni lit. Mes côtes ont l’habitude de la paille. Je n’ai que ce que vous pouvez voir sur moi.

— On dit que tu es célèbre à Paris.

— Ah oui, j’ai appris ça. Mon grand renom — mon bruit

— Pourquoi es-tu devenu larron ?

Ah, ça recommençait les interrogatoires ! Le rêve virait au cauchemar. Thibaut d’Aussigny, après le bourreau, envoyait, en pleine nuit, le roi de France pour tourmenter, dans ses rêves, un malade déjà consumé par les angoisses morbides. Je répliquais, en songe et agacé, à cette image de gargouille encore baignée dans les sinistres lueurs d’une époque déclinante :

— Pourquoi m’appelez-vous larron ? Pour quelques pauvres vols, pour quelques pauvres crimes ?… Si, comme vous, j’avais eu une armée pour massacrer des peuples, pour piller les richesses étrangères, vous m’appelleriez sire !

Le roi au long nez avait souri tristement en scrutant devant lui, de ses grands yeux de statue. Il avait l’air profondément inquiet et dans une grande solitude. Il tourna la tête et me dévisagea longuement :

— J’ai l’impression d’avoir déjà croisé ton regard…

— Quelle mémoire ! J’avais six ans et vous quatorze. Vous chevauchiez derrière votre père lors de son entrée triomphale à Paris et j’étais parmi la foule.

— Ah oui, je me souviens. Je crois qu’une jeune femme posait une couronne sur ta tête. N’était-ce pas ta mère ?

À ce mot, j’enfouissais mon front entre les genoux et, avec les mains, me bouchais les oreilles. « Tu l’aimais beaucoup ? » entendis-je quand même entre mes doigts. Je ne répondais rien.

— Moi, dauphin, j’ai conspiré contre mon père pour avoir la couronne le plus tôt possible. Sa longévité m’exaspérait. Lui, fut roi à dix-neuf ans et Charles VI à douze ans alors qu’il m’aura fallu attendre d’avoir près de la quarantaine. Je deviens monarque à un âge où la majorité de mes ancêtres avaient quitté le monde. La fin de l’attente fut saluée par moi avec soulagement.

Je relevais le front et l’observais. Il me souriait sans remords :

— La dernière fois que je l’ai vu, c’était il y a quinze ans. Je venais d’injurier sa femme — la trop belle Agnès Sorel. J’avais tiré mon épée et l’avais poursuivie jusque dans les bras de mon père qui m’a dit : « Louis, les portes sont ouvertes, et si elles ne sont pas assez grandes, je vous ferai abattre seize ou vingt toises de mur pour passer où mieux vous semblera… » Depuis, je n’ai cessé d’avoir hâte qu’il crève.

Je changeais de position et continuais d’écouter les étranges confessions du nouveau roi dans mes rêves :

— Malgré tout, un jour de printemps, je lui ai adressé une communication par l’intermédiaire d’un moine. Je ne reçus pas de réponse et jamais ne revis mon messager. Des années plus tard, c’est lui qui m’a envoyé une lettre que je n’ai pas voulu lire. Je me suis levé, ai appelé les gardes et ordonné que le messager fût cousu dans un sac et jeté à l’eau avec la lettre.

Une joue contre le mur de droite, je ricanais dans les bras de Morphée : « Ben, dis donc, quelle famille !… »

— La crainte que je le fasse tuer, enlever, empoisonner, faisait claquer les dents gâtées de mon père, frémir ses lourds genoux. Je jouais de sa peur panique, je l’entretenais, l’exaspérais avec un art sadique. Depuis le Dauphiné, je multipliais les pièges autour de lui comme une araignée tisse sa toile, continua Louis en faisant courir les doigts d’une main sur un mur… Je subornais ses domestiques tandis que ses cheveux blanchissaient. Je suivais au jour le jour son déclin, ne rougissais pas d’étaler mon impatience monstrueuse. Il prit en défiance son médecin qu’il fit enfermer. Un de ses chirurgiens s’enfuit. Perdu en ses velours dont le poids l’écrasait aussi, il prêtait un visage d’assassin envoyé par moi à chacun de ceux qui l’entouraient et, littéralement, il se mourait de peur. Obsédé par la terreur du poison, il finit par refuser toute nourriture, continua de trembler. J’avais des espions chez mon père jusque dans son lit — madame de Villequier. Sa maîtresse me racontait qu’avec d’énormes poches d’insomnie sous les yeux et les lèvres pendantes, les joues labourées par les rides de l’angoisse, lorsque, par exemple, on le soutenait, affamé dans un verger, et qu’on lui prescrivait : « Sire, prenez au moins une pomme à cet arbre », il répondait : « Non. Louis a deviné que j’irais vers ce pommier et il a fait empoisonner le fruit que j’aurais choisi. » Lorsqu’on lui conseillait : « Buvez entre vos mains un peu d’eau à la rivière », il refusait : « Louis en a contaminé la source comme les Juifs ont répandu la Peste dans les puits des capitales d’Europe. » Il devenait fou tel Charles VI. La mâchoire à moitié paralysée, à l’aube du 22 juillet, il a demandé quel jour on était. « Le jour de la glorieuse Madeleine, sire », lui a-t-on répondu. Alors, enfin, il s’est éteint en gémissant : « Je remets à Dieu, la vengeance de ma mort… ». J’ai fait mourir de faim mon père.

L’épaule droite contre un mur du cachot, je me demandais si parmi les pires Coquillards que j’ai pu rencontrer, il y en avait un seul qui avait fait ça à son père… Dehors, le vent qui bruissait dans les feuillages nocturnes se mêlait à la voix de Louis XI :

— Le jour de son enterrement, j’ai préféré aller à la chasse, vêtu d’une tunique rouge et blanche et coiffé d’un chapeau aux mêmes couleurs — les couleurs de la France…

Je dressais l’oreille.

— Villon, je sais que tu mêles à tes ballades tous les patois : poitevin, limousin, picard, flamand, normand, breton, angevin, lorrain et des quantités de jargons… Nous travaillons en même temps, moi à l’œuvre d’unité de la nation et toi à l’œuvre d’unité de notre langue. Je serai haï comme homme et admiré comme ouvrier de l’unité nationale. Toi, tu es méprisable par tes mœurs et admirable comme ouvrier de l’unité de notre langue. Nous sommes tous les deux sales, crapuleux, au chapeau gras. Nous sommes tous les deux larrons de quelque chose : moi, de provinces et de morceaux de royaume, toi…

— … de rôts et de fromages.

— Je fixerai la patrie, tu fixes la langue nationale. Nous sommes tous les deux bons forgerons mais comment finirons-nous, François ?… Moi, je me vois souvent, en songe, le corps vieilli et débile tassé dans un fauteuil. Les chemins des environs de ma forteresse seront semés de chausse-trappes que seuls, quelques rares élus pourront franchir. Mon château sera entouré d’un fossé et d’un mur fiché de broches à plusieurs dents. Pour empêcher la mort d’y venir, à l’intérieur de l’enceinte, une grille de fer constituera une seconde ligne de défense. Au bord des créneaux, cent archers auront l’ordre de tirer sur tout ce qui bouge. À mon tour prisonnier de mes craintes comme un homme qui a perdu la raison, pour tromper la maladie, je m’habillerai de soies et de satins aux riches couleurs doublées de précieuses fourrures. Je ferai assassiner mon frère cadet pour qu’il ne prenne pas ma place. Oncques, homme n’a craint la mort autant que moi ! Je ne négligerai aucune des ressources célestes ou autres susceptibles de prolonger la vie. Entouré de savants et d’astrologues, dans le pommeau de mon épée j’aurai bien des reliques : une dent de saint Pierre, du sang de saint Basile et des cheveux de Monseigneur saint Denis, une petite goutte de la sainte ampoule. J’enverrai des navires jusqu’aux îles du Cap-Vert pour y chercher des tortues de mer trois fois centenaires et prendrai des bains dans le sang de ces animaux en buvant celui de nourrissons pour allonger mes jours. Je me délecterai des cris de leurs parents torturés, dans la pièce d’à côté, pour m’endormir… J’ai tellement peur de ma mort !

Le vent avait repris dans les feuillages. Il sifflait entre les barreaux du soupirail. Le bruit, sur les graviers, d’une courte ondée m’avait réveillé. Mais je ne voyais plus devant moi vaciller la lueur de la simple bougie de Louis XI. Je me frottais les yeux. Le roi n’était plus là. Alors, assis et recroquevillé, les bras entourant mes jambes, je posais une joue sur mes genoux et j’écoutais les poils pousser dans ma peau moite.

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