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Trop !… La servante de la taverne de Baccon a apporté trop d’hypocras alors forcément, maintenant, nous sommes tous saouls en cette nuit de juin 1461. Nous éclairant avec un chandelier d’argent dérobé à l’église de Beaugency, on titube costumés en diables le long d’une allée de platanes qui mène à Meung, la ville d’à côté. L’un de nous porte un tonnelet de vin sur une épaule.

— Où est la résidence de l’évêque ?

— Par là.

La lumière du chandelier étire les ombres de nos queues fourchues accrochées à l’arrière des robes ou en haut des chausses et aussi la silhouette comique de nos bonnets cornus.

Nous sommes une quinzaine — magiciens, jongleurs, acrobates, comédiens et diennes, filous et moi — à bientôt voir apparaître le château épiscopal, bleuté et brumeux, sous les étoiles. À la queue leu leu, on contourne sa façade austère, ses tours épaisses sans fenêtres aux toits pointus et, derrière, découvrons une basse-cour.

— Oh !…

De grosses oies blanches appétissantes sont endormies, la tête cachée sous une aile, mais sentent notre présence. Leurs cous s’élèvent et tournent, ressemblant à des points d’interrogation puis d’exclamation quand l’un de nous trébuche faisant tomber le calice de l’église Saint-Martin qui roule sur le gravier. Alors elles se mettent ensemble à cacarder. Ça bat des ailes et ça gueule à rameuter toute la région. Un jars mauvais criaille, bec ouvert et menaçant. Il vient vers nous, faut voir comme ! Ses cuisses démesurément musclées de lutteur de foire soulèvent de lourds fers cloués à ses pattes palmées. Ah, c’est sûr qu’il a perdu en sensualité dodelinante ce qu’il a gagné en superbe et autorité. Un acrobate a vite fait de franchir la barrière de l’enclos pour le saisir par le cou qu’il casse dans sa main. J’ai un étourdissement. Une petite porte s’ouvre à l’arrière du gros édifice religieux et je crois entendre des gémissements. Deux gardes ecclésiastiques apparaissent. L’un d’eux tient un brandon enflammé qu’il balance de droite à gauche devant lui. Cachés derrière un fourré, nous avons soufflé les bougies du chandelier. Le garde au brandon s’amuse du spectacle ridicule du troupeau d’oies battant des ailes mais ne pouvant s’envoler trop alourdies surtout par le poids des fers. Il retourne dans le bâtiment épiscopal :

— Elles ont dû voir un renard…

Derrière nous, s’étend la forêt du domaine vers laquelle nous nous dirigeons avec le jars occis mais comment le rôtir puisque nous avons soufflé les bougies ? Le magicien ouvre une main d’où sort une flamme dont il incendie des broussailles puis de son autre manche, il tire et étale sur l’herbe une nappe qui nous ébahit. Les acteurs ramassent du petit bois. Les comédiennes plument le palmipède tandis qu’un filou perce le tonnelet pour en emplir le calice où il boit longuement devant l’impatience des jongleurs :

— Eh, fais tourner le calice !

Le jars vidé de ses entrailles par les doigts joueurs du magicien, celui-ci me présente ensuite ses deux poings fermés :

— À l’intérieur, j’ai trouvé une pièce d’or. Dans quelle main ?

— Celle-là.

— Eh non ! Dans celle que tu as choisie, c’est son cœur, dit-il en dépliant ses doigts sur une petite masse rouge dont l’observation me remonte l’estomac dans la gorge et me met en nage.

Depuis l’expédition de l’an dernier avec les Coquillards, à la vue du sang, je tourne de l’œil. Et là, je m’évanouis.

— Tiens, maître François qui coule par terre ! s’exclame un jongleur.

Miserere…, soupire un comédien, joignant ses paumes tel un curé. Et en plus, il est tombé sur le calice ! On va être obligé de boire au tonneau.

À cause aussi des hypocras, je ronfle comme une toupie. Au matin, c’est l’éblouissante clarté de l’été qui me réveille dans la rosée et aussi des aboiements. J’entends qu’au loin on me désigne :

— Là, là, il y en a un !

Aussitôt cent limiers s’élancent : des braques, des vautres et des lévriers. Les hommes, montés sur des destriers rapides, crient, sonnent du cor et excitent les chiens. Je suis seul, couché sur le calice, où sont les autres ? Je m’enfuis à toutes jambes mais où ? Je cours vers le bâtiment épiscopal que je contourne pour suivre sa façade et peut-être y trouver un abri. C’est un édifice religieux. Il doit avoir un anneau de salut. J’arrive devant le porche mais où est-il cet anneau ? Rien à droite, rien à gauche, mais ce n’est pas possible ça ! Les chiens déboulent à leur tour en dérapant dans la terre, dégageant des nuages de poussière, poursuivis par les destriers. Je vais me faire dévorer. Mais j’entends qu’on sonne du cor pour stopper net l’avancée des braques et des vautres… Ondulant dans la lumière solaire, ils baissent la tête et bavent, glissant leur queue entre les pattes, reculent docilement alors que moi j’en suis toujours à me demander où est cet anneau. Je recule aussi pour mieux observer la façade. Dans mon dos, les cavaliers, mains sur l’encolure de leur monture arrêtée, ont l’air de bien s’amuser. Oh, nom de Dieu… L’anneau de salut a été scellé à trois toises du sol ! Inatteignable. Même en grimpant sur les épaules de quelqu’un qui monterait sur celles d’un autre, on ne pourrait le saisir. Jamais vu ça. Que faire ? Je ne peux pas rester là à attendre que les cavaliers relancent leurs chiens après moi. Négligeant le fait de porter des accessoires de théâtre — queue fourchue, rouge bonnet cornu — je frappe des deux poings contre la lourde porte du porche du château de l’évêque :

— Ouvrez ! Ouvrez !

Et miraculeusement, les deux battants s’écartent — tirés depuis l’autre côté. Lentement, ils s’ouvrent en grand comme une gueule immense et j’entends une voix gronder :

— Entrez, François Villon…

Mes iris trop habitués au soleil ont besoin d’un peu de temps pour s’adapter à l’obscurité de l’endroit. J’avance dans le noir et demande à la voix qui a parlé :

— Vous connaissez mon nom ? Les portes se referment derrière moi.

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