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En quittant l’immeuble de la charcuterie à l’enseigne du Chariot, rue de la Parcheminerie, Roger Pichard m’engueule :

— Mais pourquoi tu rentres sagement en respectant le couvre-feu et à l’heure promise à ton tuteur ? Jamais Villon n’aurait fait ça !

Il est saoul et poursuit : « François Villon n’en n’aurait rien eu à foutre des ordres et des promesses. S’il était là, tu verrais le bordel qu’il foutrait dans les rues ! » Du Moustier et Dogis — bien torchés aussi — acquiescent d’un hochement de tête en gars qui savent ce que Villon aurait fait à ma place. C’est quand même incroyable, ça !

Je constate que je suis débordé par le personnage légendaire que je deviens pour la jeunesse à Paris. Tout le monde semble mieux savoir que moi comment j’agirais. On marche sur la tête ! me dis-je en tournant à droite, rue Saint-Jacques.

Je regarde, par les fenêtres aux vitraux monotones, les bourgeois à table. Un hibou s’envole. La rue monte, droite et blanche, jusqu’au bout de la ville — les portes fermées des remparts — et c’est la nuit. Mais le jeune Hutin (qui se dissipe) et Robin font du chahut. Bras dessus, bras dessous, ils gueulent une effroyable ballade dont les vers sont de…

Vente, gresle, gesle, j’ay mon pain cuyt !

Je suis paillart, la paillarde me suyt !

Lequel vault mieulx ? Chascun bien s’entressuyt ;

L’un vault l’autre : c’est a mau rat mau chat !

Ordure aimons, ordure nous affuyt ;

Nous deffuyons honneur, il nous…

— Chut, taisez vos gueules ! leur dis-je, me retournant vers eux en soutane. De par le droit canon, tout blasphémateur public après le couvre-feu risque sept ans de pénitence !

Et l’autre Roger Pichard qui continue à me bousculer le crucifix et à me faire chier avec son Villon que je ne connais plus, pas : « Tu sais ce qu’il ferait, Villon ? Tu sais ce qu’il ferait, Villon ?… »

— Mais tu m’emmerdes. C’est moi, Villon !

— François Villon n’écouterait personne…, dit-il en allant d’un pas décidé vers l’ouvroir de Ferrebouc à l’enseigne du Mortier d’Or. Imagine ! Un gars qui a enculé Charles VII… Villon, s’il voyait qu’un notaire pontifical fait encore travailler ses clercs à une heure où les notaires royaux risqueraient une amende pour travail nocturne, voilà ce qu’il ferait, Villon !…

Je l’appelle :

— Allons, fou, où vas-tu ?

Il entre dans l’ouvroir et déclenche un bordel de tous les diables :

— Bande de cocus ! lance-t-il, se moquant des clercs au travail. Vous allez vous user la vue ! continue-t-il en crachant dans des registres et renversant toutes les écritoires.

Des clercs se jettent sur lui pour l’empêcher de déchirer les parchemins d’un gros livre de comptes épiscopaux. Il se bat contre eux, les rosse — « Salauds ! Tenez, ça c’est de la part de Villon ! C’est pour lui avoir foutu une pyramide dans le cul ! » — mais il recule sous leur nombre vers le seuil de la rue Saint-Jacques. Toute l’étude, chandelle à la main, sort. Les coups pleuvent. Le frêle Hutin du Moustier est attrapé et jeté comme un chiffon dans la maison alors qu’il crie : « Au meurtre ! On me tue, je suis mort ! » Le notaire apostolique François Ferrebouc, attiré par le tintamarre, apparaît dans l’embrasure et lance son poing, droit devant lui. Dogis reçoit le coup en plein visage et tombe. Vexé de se voir sortir ridicule de l’échauffourée, il se relève et sort sa dague. Holà ! Moi, je ne veux pas d’histoires… Et tandis que brillent les lames dans le noir, dos courbé, je remonte vite la rue jusqu’à Saint-Benoît.

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