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— Certes ! Vous avez raison, Trassecaille. Bien sûr que cette femme exagère ! Lorsqu’on possède vingt immeubles à Paris, on ne fait pas un tel scandale auprès du prévôt pour une malheureuse borne de protection… Surtout quand, paraît-il, on a refusé de la payer au tailleur de pierre. Mais… elle est comme ça. Loyers de retard, rentes différées, propos en l’air, tout est bon à procès avec elle.

J’entre dans la salle à manger de la maison à l’enseigne de La Porte Rouge et clame comme si je pénétrais dans une taverne :

— Holà ! Des morceaux savoureux et friands ! Tartes, flans, grasses gelines dorées ! Je suis affamé.

Le chanoine se retourne, surpris :

— Bah, j’ai fermé le porche de l’église. Comment es-tu entré ici, toi, monsieur courant d’air ?

— Par la petite porte derrière les cerisiers du cloître. À propos de qui faisiez-vous péché de médisance, maître Guillaume ?

— Catherine de Bruyère. La borne qui est arrivée la nuit dernière rue du Mont-Saint-Hilaire est celle du Pet-au-Diable.

— Ah bon ?

— Ah bon… Ce matin, tout le quartier universitaire a ri de cela, est venu danser autour et toi, tu l’ignorais ? Pourtant, moi, je trouve que le Pet-au-Diable a échoué bien près de Saint-Benoît…

Il lève sa tête de cerise pour m’embrasser, retire de ma tonsure un très long cheveu noir frisé tandis que je regarde le bedeau chausser d’épaisses lunettes cerclées dont les tiges se croisent sur le haut de son nez :

— Tu portes des besicles, Gilles ?

— Pour lire la Bible et faire la cuisine. C’est un cadeau de votre tuteur.

— Si on te voyait un peu plus souvent, tu saurais davantage ce qui se passe ici…, persifle le chanoine en se débarrassant vers le carrelage du cheveu de Margot.

— Allez-vous réellement déjeuner avec nous ? me demande Trassecaille pour parler d’autre chose et éviter que le ton monte. J’ai préparé des brochettes d’anguilles à la Saint-Vincent.

Assis sur un banc devant la table, il penche sa tête très près d’un récipient contenant sel, vinaigre, goutte d’huile, clous de girofle et cannelle. Pratiquement le nez dessus, il y remue un rameau de romarin pour oindre ensuite les morceaux d’anguilles. Il pivote vers la cheminée, dispose ses brochettes sur des braises. Une fumée s’en élève qui embue totalement les carreaux de ses lunettes.

Je tire un pichet de vin au tonneau tandis que le chanoine ouvre la porte d’un buffet pour y prendre trois assiettes et un plat :

— Je n’aime pas beaucoup cette histoire de borne qui change de rive. Surtout qu’elle n’est pas venue toute seule. Et en cette période où de l’autre côté de la Seine on conteste les privilèges de l’Université, ce qui doit être une polissonnerie d’écoliers tombe mal à propos. Mais aussi, dans un quartier de dix mille étudiants et enseignants, cent tavernes estudiantines… c’est trop. On sait que c’est autour d’un hypocras que naissent les projets de cambriolages et d’expéditions. N’est-ce pas, François ?

— Je vous sers un verre de vin, maître Guillaume ?

— Non merci. Tu ne me réponds pas ?

« À table ! » coupe Gilles, étalant les brochettes d’anguilles cuites dans le plat. Il presse dessus trois grenades, le jus d’une orange amère, saupoudre de galanga et de zédoaire, arrose de verjus. Maître Guillaume déplie une serviette sur ses genoux, se sert :

— Ton ami blondinet, là… le bien poli, pas comme toi…

— Tabarie ?

— Oui, voilà… Il te cherchait, a demandé que tu le rejoignes là où tu l’as vu ce matin. Il n’a pas dit l’endroit. Où dois-tu le voir, dans une taverne ?

— Si on parlait plutôt du prix des choux et des poireaux, mon cher tuteur, du temps qu’il fait sur la moisson, de votre délicieux vin du Clos aux bourgeois ?

Gilles intervient : « Il est bon, hein ? Il s’attarde sur la langue des gourmets. Les autres ne doivent pas y goûter. » Puis il lève son verre, regarde au travers : « Voyez, chanoine, comme il mange bien sa mousse et sautille, comme il arrange son homme. Vous n’en voulez vraiment pas ? » Le bedeau m’en emplit un autre plein godet.

Le repas se déroule en silence hormis les bruits de mastication et le petit choc des arêtes sur le bord de l’assiette. Ces anguilles étaient délicieuses. J’enchaîne aussitôt avec le dessert. Maître Guillaume soupire :

— En tout cas, cette affaire de Pet-au-Diable est réglée. Je suis soulagé que le lieutenant criminel Jean Bezon ait envoyé une charrette et des sergents reprendre la borne pour la mettre dans la cour du Châtelet.

Je renverse mon bol de poires au sirop sur ma soutane.

« Et voilà ! » tape, du poing sur la table, le chanoine assis près de moi qui me lève. Il observe un pan de mon habit ecclésiastique : « Qu’est-ce qui est poisseux, là aussi ? Et cette traînée, c’est quoi ? » Il la renifle : « Mais c’est de la m… » Je me dégage de son étreinte.

— Où vas-tu ?

— À mon rendez-vous.

— Donc, on est bien d’accord, depuis que tu as eu ta maîtrise… à la faculté des Arts… tu n’y vas pas ! Tu cesses là, tes études. Mais qu’est-ce que tu diras plus tard ? Quel poème écriras-tu là-dessus ?

Bien sais, si j’eusse étudié

Du temps de ma jeunesse folle

Et à bonnes mœurs dédié,

J’eusse maison et couche molle.

Mais quoi ! je fuyais l’école,

Comme fait le mauvais enfant.

En écrivant cette parole,

À peu que le cœur ne me fend.

— Pauvre François.

— Ça dépend, fais-je en m’en allant.

Le bedeau me trouve des excuses : « C’est votre vin, maître Guillaume. Quand on en boit le midi, il monte à la tête comme l’écureuil à l’arbre. »

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