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La langue pendante comme les bêtes harassées, je me traîne par les ruelles puantes jusqu’à la rue Sainte-Geneviève. Mes intestins font des nœuds, l’estomac me brûle et monte dans ma gorge. Je vomis sur la porte du collège de Navarre : « À la tienne, Polonus ! » Pierret avait tort, ce cru d’Argenteuil est excellent. Ah ! Ce m’est deuil de ne point le garder. Même quand il repasse, il a bon goût…

Vendredi 5 juin 1455, c’est la Fête-Dieu — un des innombrables jours fériés de l’année où salles de tribunaux, facultés, échoppes ont été closes. Les boutiques avaient les volets mis. Des bourgeois processionnent, vêtus de drap vermeil, derrière des prêtres en chape dorée et des frères en robe brune ou noire. Des taverniers dressent des tables dans la rue pour ce début de soirée. Violes et luths, flûtes et tambours, font danser la jeunesse sur les places. On bassine sur des ustensiles de cuivre empruntés aux cuisines. Il se vend aux enfants qui se coucheront tard des corbeilles de fleurs pour qu’ils en jonchent les rues d’un tapis.

Les pieds dans les pétales de roses d’une procession, je suis Dieu qu’on promène à travers la ville ainsi qu’un cortège de croyances parmi lesquelles la confiance que l’on fait à certaines herbes qui, cueillies la veille et portées ce jour de fête, guérissent de biens des maux.

Je m’assois sur un banc de pierre juste sous le cadran de l’horloge de Saint-Benoît. Il va être neuf heures. Le spectacle de la rue Saint-Jacques m’occupe et il y a de l’air ici, en hauteur, par cette chaude soirée.

Face à l’église, c’est plutôt calme mais plus bas vers la Seine, je découvre qu’à l’entrée de la rue du Mont-Saint-Hilaire et devant la Sorbonne on s’amuse. Ça danse, allume des torches. Quelqu’un de difforme en vient, couvert d’une chape bleue. Il frappe à coups de louche une bassine à confiture et porte de grosses lunettes. Gilles Trascaille, jovial, s’assoit sur le banc près de moi : « Votre tuteur est allé se coucher. Belle soirée, n’est-ce pas ? »

Je vois, accompagné d’un prêtre, passer une relation — Jehan Le Mardi, un artien dont les études à la faculté s’achèvent en ce mois de juin. Je lui fais un petit signe de la main. Le prêtre qui l’accompagne tourne les yeux et hâte le pas vers moi : « Ah, ventre bleu ! Maître François, je vous ai trouvé ! Croyez que je vous rosserai d’importance… »

Gilles lève la tête.

— Fils de putain, poursuit cet abbé que je ne connais pas, je voudrais que vous soyez mis entre les meules à tourner dans un moulin…

Hélas, qu’ai-je donc encore fait ? Que va-t-il se passer ?

— … Sale traître, vous m’avez causé un immense chagrin et emporté tout mon bonheur. Que tous les serviteurs de l’Enfer puissent vous accompagner et vous torturer des sept tourments capitaux !

Il n’est maintenant plus très loin de moi. Je me lève :

— Beau sire, de quoi vous courroucez-vous ? Vous tiens-je tort ? Que me voulez-vous ? Je ne crois en rien avoir méfait…

— Vous avez coupé le cou de mon amour, une pauvre fille, pour voler sa robe au cœur d’une forêt !…

— Êtes-vous Philippe Sermoise ?

Cette question est un aveu. Trassecaille en laisse tomber sa bassine qui tourne en rond sur les pavés dans un vacarme de cuivre. Je me défends, mal !

— Mais !… Lui, à Senlis, n’avait cure de confesser sinon les chambrières et les dames ! La Machecoue, il l’a mise dans une maison close puis l’a conduite rue Glatigny et au bordel de Tiron. Elle me l’a dit en allant à Vincennes !

L’abbé sort de sous sa soutane un couteau large et taillant à gros manche de bois comme pour tuer les pourceaux dont il me menace :

— C’est elle qui rêvait d’être ribaude. Mais la malheureuse, vilaine comme elle était, n’a jamais eu aucun client. La seule fois où on lui a proposé la botte, ça été vous pour trancher sa gorge… J’avais acheté une robe neuve vert amande pour lui faire croire qu’elle pourrait plaire ! Elle était gentille, cette fille…

Sermoise me frappe au visage, de la lame de son gros couteau. Un coup sur la lèvre supérieure qu’il ouvre en deux. Le sang gicle.

On ne sort pas à Paris sans sa dague bien que les sergents passent leur temps à les confisquer. Je tire la mienne, de ma ceinture, et frappe devant moi. Je blesse l’abbé en l’aine ou environ mais relâche malencontreusement le manche de mon arme. La fureur du prêtre blessé se décuple. Le Mardi s’éclipse. Je m’enfuis. Sermoise me poursuit jusqu’à l’intérieur du cloître de Saint-Benoît.

Parmi les petits cerisiers en fruits du verger et l’ambiance nocturne qui vient, trop grand, je m’empêtre dans des branches et le curé court vers moi, couteau au poing :

— Je renie Dieu ! Ainsi, ne vous en irez !

Sa large lame luit. Cette fois-ci, c’est fini. Il va me la planter de la mamelle en l’estomac mais Gilles qui nous a suivis me crie :

— La pierre, là !

Au pied de l’arbre devant lequel je me trouve, gît un gros caillou. Je me baisse, m’en empare et le relève pour en frapper le dessous de la mâchoire de l’homme d’Église qui m’attaque. Il est comme surpris en l’air. Mon bras gauche, qui a poursuivi sa course ascendante, redescend et cogne plusieurs fois le crâne à coups de pierre. Sermoise s’effondre. Il est étendu dans l’herbe, son couteau à la main, tandis que des cerises rouges tombent, gouttent sur lui, et que Le Mardi revient en criant :

— Au meurtre !

Je recule en disant :

— Cela n’est point ma faute…

— Il l’a tué !

— Moi ?

L’abbé de Senlis n’émet ni gémissement, ni soupir, ni cri, ni appel. Trassecaille, qui pourtant pense toujours que les choses vont s’arranger, se penche sur lui et admet :

— Jamais il ne s’en relèvera. Va-t’en vite, François !

— M’en aller ?

Le sang coule à ma lèvre. Il faut que je trouve un barbier pour me panser. « Va te faire appareiller chez Fouquet », me lance le bedeau qui poursuit en s’adressant à Le Mardi : « Et vous, aidez-moi à transporter ce corps sur la table de la cuisine. On ne va pas le laisser là ! » grommelle-t-il en se retournant vers la petite porte de la maison où une lumière apparaît. « Raah, le chanoine s’est réveillé… »

Je cours dans les rues en fête, une main plaquée sur ma blessure. Je croise des écoliers, des étudiants, des clercs, tenant des marottes. Ils agitent leurs bâtons armés de longs rubans multicolores et de grelots. À cette heure de la nuit, les fous de mascarade font oublier les rois de l’Évangile. Devant moi, un gros titube, soutenu par un maigre. Le gros est déguisé en porc avec des chausses roses et masqué d’un groin. Il demande au maigre qui porte des oreilles d’âne :

— Il est où, Mouton ?

— Quel mouton ?

— Ben, Michel Mouton.

— Ah, je ne sais pas, moi…

J’arrive chez l’homme qui rase, saigne, panse les blessures et connaît les cataplasmes qui soulagent. Je frappe à ses volets. Malgré l’hostilité des médecins, le barbier est roi parce que bon marché et puis aussi parce que les gens n’ont guère confiance en ces chirurgiens qui, devant une plaie, examinent les urines en prononçant des phrases en latin. Fouquet, roux, ouvre sa porte. Il n’est pas surpris qu’on le réclame. Le barbier est le recours habituel, les soirs de bagarre, mais Fouquet connaît aussi les intendances du Châtelet : avant le pansement, demander et noter les identités. Qui est le blessé ? Qui l’a blessé ?

— Celui qui m’a blessé s’appelle Philippe Sermoise.

— Et vous, quel est votre nom ? me demande le barbier.

— Michel Mouton.

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