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Le ciel, très haut, tourne et fuit. Le premier de la matinée à franchir le pont-levis de la porte Saint-Jacques, je vais droit à la prairie gelée. La neige tombe à longs traits de charpie. Tuiles et briques poudroient par la plaine en hameaux assez laids. Un bois sombre descend d’un plateau de bruyères, va, vient, creuse un vallon puis remonte, vert et noir, et redescend en fins bosquets blanchis où la lumière filtre et dore.

Je rattrape bientôt des petites gens allant, rassemblés par huit ou dix, coiffés d’épais bonnets fourrés. Ils mènent un âne qui porte leurs bagages ou ploient l’échine sous un fardeau. Des merciers sortent d’une grange, louée pour la nuit, et font route avec nous — en ces temps d’insécurité, se méfiant des bandits de grand chemin, il vaut mieux voyager groupés. D’autres commerçants, des paysans, se mêlent au convoi, conduisent des carrioles dont les bâches se gonflent et claquent dans les bourrasques de neige.

En fin d’après-midi, notre allure est soudain ralentie par le son d’une viole dont on joue devant. Intrigué, je remonte la file des voyageurs. Chaussé de souliers à boucles et plis, et les jambes protégées par des chausses en laine sous ma longue robe recouverte d’un manteau à capuchon, je dépasse des paysans en sarrau, portant sur les épaules une esclavine d’étoffe grossière, et arrive en tête du cortège.

Là, un homme sec et barbu d’une quarantaine d’années, cheveux longs rejetés en arrière sous un chapeau mou décoré de médailles, fait aller l’archet sur les cordes de son instrument de musique. Accrochée à son coude, une laisse est tirée devant par un porc énorme. Le groin de l’animal grogne dans un petit panier d’osier qui le muselle pour qu’il ne morde pas les voyageurs que l’on croise. Chaque coup de tête du verrat entraîne une fausse note sur la viole du musicien nomade qui râle sous la neige :

— Doucement, Franc Gontier !

Marchant près de lui, je rigole : « Vous avez appelé votre pourceau comme le personnage de pastourelle créé par l’évêque Philippe de Vitry ? »

— Tu connais Franc Gontier, mon grand ?

— Holà, oui… Ce héros des vertus rustiques avec son bonheur bucolique de berger sans souci qui batifole et danse dans un pré toujours fleuri… J’avais un professeur qui ne jurait que par lui. Quel conart !

— Le professeur ou Franc Gontier ?

— Les deux !

L’instrumentiste tourne sa tête vers moi et a un rire qui découvre ses dents pourries. Derrière lui, un aveugle porte, au bout d’une hampe, une banderole où est peint un cochon. Il suit le musicien, à l’oreille. Trois autres mendiants, atteints de cécité, s’accrochent chacun à la pèlerine de l’aveugle qui le précède puis c’est la colonne des voyageurs qui semblent s’exciter d’un spectacle à venir.

L’aspect vague du paysage blanc se précise. La silhouette d’un village paraît. Une auberge illumine sa vitre et lance un grand éclair sur la plaine. Un des aveugles s’impatiente et hèle le musicien :

— Huguenin de La Meu, c’est encore loin ?

— Non, on est presque arrivés…

Une fumée s’élève du toit de l’auberge au bord du grand chemin poudreux de neige où le pied de pauvre brûle et saigne. L’établissement a le bonheur pour enseigne :

Avez-vous faim ? Vous y mangerez ;

Avez-vous soif ? Vous y boirez ;

A-t-on chaud ? On s’y rafraichira ;

Ou froid ? On s’y chauffera.

— L’hôte est un poète, me dit Huguenin.

C’est une maison à étage et colombage jouxtant un petit champ clos à l’intérieur duquel le musicien entraîne son pourceau et les quatre aveugles. Les voyageurs — spectateurs — garent leur carriole autour, déposent leurs fardeaux, s’agglutinent le long des barrières. Sous les flocons, Huguenin de La Meu passe parmi eux, son chapeau renversé à la main. Tandis qu’ils y jettent, selon leur fortune, petit ou grand blanc, brette, targe ou angelot (aucun écu d’or), le musicien nomade rappelle aux mendiants aveugles que :

— Le porc sera à celui de vous quatre qui le tuera. Voici vos gourdins !

Il place dans les pognes de chacun une bûche à l’extrémité traversée de long clous de charpente aux pointes acérées qui dépassent largement : « Allez-y ! »

D’une main, il retire le petit panier d’osier du groin de Franc Gontier et, de l’autre main, il lui glisse un piment dans le cul.

Whuaah !!! Franc Gontier, l’anus en feu, part aussitôt en hurlant, tape des jambons contre les barrières pour se débarrasser du piment, court dans tous les sens. « Mais où est-il ? » se demandent les aveugles. À grands coups de gourdin, ils frappent où ils entendent filer les cris. Hélas, les spectateurs imitent le porc. Grouiii ! Groui ! font-ils tout autour. Les aveugles ne savent plus où jeter leurs coups de bâton. L’un d’eux cogne au hasard, c’est-à-dire sur le bras d’un autre qui se met à hurler. Celui-ci réplique en lui lançant, au juger et en travers du visage, sa bûche aux pointes aiguisées : « Whuaaah ! » Les deux autres se mêlent à la bagarre, croyant que c’est là qu’est le porc. Les coups se multiplient. Les mendiants aveugles s’entre-tuent avec fureur dans les rires des spectateurs. Les éclaboussures de sang giclent très haut dans le ciel et la neige qui tombe est rouge.

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