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Dites-moi où, en quel pays

Est Flora la belle Romaine,

Archipiades, et Thaïs,

Qui fut sa cousine germaine ;

Écho, parlant quand bruit on mène

Dessus rivière ou sur étang,

Qui beauté eut trop plus qu’humaine.

Mais où sont les neiges d’antan ?

Où est la très sage Héloïs,

Pour qui fut châtré et puis moine

Pierre Esbaillart à Saint-Denis ?

Pour son amour il eut cette peine.

Semblablement, où est la reine

Qui commanda que Buridan

Fût jeté en un sac en Seine ?

Mais où sont les neiges d’antan ?

La reine blanche comme lys

Qui chantait à voix de sirène,

Berthe au pied plat, Bietrix, Aliz,

Haremburgis qui tint le Maine,

Et Jeanne, la bonne Lorraine

Qu’Anglais brûlèrent à Rouen,

Où sont-elles, où, Vierge souveraine ?

Mais où sont les neiges d’antan ?

Prince, ne chercherez de la semaine

Où elles sont, ni de cet an,

Sans qu’à ce refrain, je vous ramène :

Mais où sont les neiges d’antan ?

Il m’aura fallu attendre presque huit années avant d’oser aller à Montfaucon. Pourtant des lieux patibulaires, j’en ai vu. Les jours de fêtes religieuses, toutes les rues de Paris sont rouges de sang.

Appliquant la rigueur civile du prévôt et celle des hauts justiciers ecclésiastiques, chaque quartier a sa potence, son bûcher ou son pilori. On y coupe des langues, des poings, des oreilles, des nez, la distribution des coups de fouet, les enfants fessés au sang, les sorcières brûlées, crucifiées, les yeux crevés des voleurs nocturnes, les nobles décapités qui gouttent pendus par les pieds et celui qui a trahi le roi, attaché à la queue d’un cheval lancé au galop à travers la ville. Son corps vite disloqué éclabousse de sang toutes les façades des échoppes. La tête me tourne. Les écorchés portés vifs dans un sac rempli d’épices, les écartelés aux membres exposés à quatre portes de Paris, buste pendu par les aisselles au Châtelet. Et moi qui n’avais encore jamais osé aller à Montfaucon…

Sur cette colline après les remparts, je surplombe la capitale et la rougeur du soleil couchant se fond dans le gris-bleu des brumes qu’elle teinte d’incendie et de sang. Je regarde les étoiles et les nœuds d’univers. Voilà, c’est le siècle d’enfer.

Derrière moi, le plus ancien et plus énorme gibet du royaume — un parallélépipède de maçonnerie, haut de quinze pieds, large de trente, long de quarante, avec une porte, un escalier et une cave à ciel ouvert au milieu. Autour de la plate-forme, seize hauts piliers en colonnade et liés entre eux, sur trois étages, par des poutres vermoulues où quatre-vingts pendus, au bout de leurs chaînes rouillées, menacent de tout faire écrouler. De longues échelles sont placées contre les poteaux pour y monter les condamnés.

En chemise, ils dansent un branle en l’air parmi des odeurs… La bise du soir froisse chaînes et corps décomposés, remue tout cela dans l’ombre. Les débris humains qui se détachent des chaînes tombent dans la cave où les magiciens viennent la nuit chercher des bouts de cadavre, émasculer les charognes.

Je suis assis sur les marches de ce monument devant la fosse aux chiens où l’on a enterré vivante ma mère. Depuis, il a beaucoup plu, neigé. L’eau a ruisselé de la colline, emportant des particules de celle qui ressemblait à Flora la belle Romaine.

Dîtes-moi où, en quel pays

Est…

À coups de pierre, je cloue le parchemin de ma ballade sur un des poteaux du gibet, redescends vers Paris avant qu’on en ferme les portes pour la nuit.

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