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— Qui vous a donné le don d’écrire ?

— Mais, je ne sais pas !

— D’où tenez-vous ces pratiques ? De votre père pendu, de votre mère à la bouche pleine de terre ?

— Je ne sais pas.

— Pourquoi avez-vous fait graver un poème sur la loge de recluse d’Isabelle de Bruyère ? Qui l’a gravé ?

— Je ne sais plus…

— Pourquoi avez-vous fait violer cette nièce de Thibaut d’Aussigny ?

— Je ne sais pas !

— Est-ce une pratique de sorcellerie ?

— Mais non…

— Alors pourquoi l’avez-vous fait ?

— Je ne sais pas !

Pendu par les poignets joints de mes bras tendus en l’air et non par la gorge pour qu’on puisse écouter mes réponses, je monte et descends, nu, au bout d’une corde passant dans une poulie accrochée au plafond. Ensemble, le bourreau et le guichetier tractent la corde ou la relâchent doucement selon que, d’un signe de la main, le notaire, qui note ce que je dis, leur fait signe de me hisser ou de me laisser retomber sur un horrible instrument de torture — l’estrapade dite aussi « la torture aux glaces de Venise ».

C’est un haut trépied de bois surmonté d’une pyramide faite de quatre miroirs triangulaires. Leur sommet commun sort ou entre dans mon fondement, ce qui me déchire comme des lames de couteau.

Empalé, dire que je souffre un martyre est si peu dire… Le notaire consulte ses papiers et reprend le feu roulant des questions notées par Thibaut d’Aussigny qui m’accuse d’hérésie et de sorcellerie :

— Que savez-vous à propos des fées qui portent bonheur ou, dit-on, courent la nuit ?

— Mais rien !

Le notaire, déçu par ma réponse, baisse une main alors le bourreau et le guichetier relâchent un peu la corde et la pyramide en miroir m’entre dans le cul, de plus en plus profondément. Ils me hissent à nouveau pour me soulager pendant la question suivante :

— Que savez-vous des substances que les sorcières font absorber : poils, ongles et autres ?

— Mais rien…

— Que savez-vous de cette façon de récolter des plantes, à genoux face à l’Orient, et en récitant l’oraison dominicale ?

— Rien !

— De quelle manière baptise-t-on les personnages miniatures en cire ou autres ? Quel usage on en fait et quels avantages on en tire ?

— Mais je n’en sais rien !…

Je redescends sur les glaces de Venise. Lorsque je remonte, je vois couler dessus mon sang, mes excréments.

— Pourquoi êtes-vous poète ?

Ah, c’est bien le moment de me poser la question !…

— Vous a-t-on antérieurement défendu de vous livrer à cette pratique ?

— Peut-être.

— Qui vous a fait cette défense ?

— Mon tuteur, sans doute…

— Avez-vous promis de ne plus vous livrer à cette pratique et de ne plus en user désormais ?

— Je ne sais plus…

— Si oui, pourquoi avoir récidivé malgré cette promesse et abjuration ?

— Je ne sais pas !

Je contemple dans les miroirs triangulaires le reflet du chantier de mon anus, ne souhaite plus qu’une chose… que les deux autres abandonnent tout à fait la corde et que la pyramide me traverse jusqu’à la cervelle et qu’on en finisse ! Un chirurgien, adossé à la muraille, s’approche de moi tandis qu’on me hisse au plafond. Il écarte mes jambes et me diagnostique par en dessous. Les tortures sont conduites avec ses recommandations pour que les suppliciés restent en vie le plus longtemps possible. D’un balancement de la main, il fait signe au notaire qu’on a, là, peut-être dépassé les limites de résistance physique.

« T’es un dur à cuire, hein ! » me lance le bourreau alors que le guichetier (sans être tout à fait humain, il ne faut pas exagérer) paraît plus marqué par ce que j’endure sur cet instrument réputé pour arracher n’importe quel aveu à n’importe qui. Pendant que je suis là-haut, les poignets à la voûte, le notaire poursuit son interrogatoire :

— Connaissez-vous d’autres poètes comme vous ?

— Non !

— Dans quel but écrivez-vous ?

— Je ne sais pas !

— Il y a bien une raison. Laquelle ?

— Parle, me dit le guichetier.

— Mais je ne sais pas !…

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