21

Le lendemain matin, au lever du jour, Guy Tabarie m’accompagne jusqu’au puits du marché aux pourceaux où nous nous débarbouillons. Pour lui, ce délicat, c’est vite fait mais pour moi… tout peint et noirci de charbon de bois ! En robe de bure aux larges manches relevées par-dessus les épaules, je frotte vigoureusement, de cendre et de terre mêlée d’eau, mes bras, mes pieds, ma figure.

— Vas-y doucement avec la terre, me conseille Guy. Celle des Saints-Innocents a la propriété de rapidement dissoudre les chairs. C’est pour ça que le cimetière est là.

— Ah oui ?

Tandis que je me rince, le ventripotent bourreau qui avait bouilli le frère de Robin vient emplir deux seaux d’eau au puits. Là-bas, derrière lui sur la pierre plate, des bûches crépitent sous un chaudron sans condamné dedans. Je demande à l’exécuteur :

— Il s’est évadé ?

— Non, c’est une variante. Il sera jeté dans l’eau bouillante.

— C’est qui ? demande Guy.

— Guillaume de Chemin, dit Blanc-baston.

— Mais je croyais qu’il avait été banni à jamais de Paris…

— Oui et puis il est revenu.

— Ah !

Le bourreau s’essuie les mains à son tablier puis emporte ses seaux d’eau vers le chaudron tandis que Tabarie et moi quittons ce haut lieu du spectacle judiciaire pour retourner dans le cimetière. Sous la galerie du charnier des lingères, de l’autre côté du mur donnant sur la place du marché, on entend venir vers les enclos le grognement des pourceaux, le murmure excité de la foule s’agglutinant autour du chaudron où l’eau chauffe, le grincement des roues de charrettes des livreurs qui envahit les rues et les ruelles, les cours et les courettes, le cri des harengères : « Hareng… soret ! » et l’ensemble devient le ventre grouillant de Paris.

Dans la nécropole, les galeries gothiques sont propices à l’aménagement d’échoppes. Apothicaires, potiers d’étain, s’installent sous les arcades à l’abri du soleil. Malgré l’odeur, au-dessus, des ossements du charnier, c’est le lieu idéal. Des petits merciers, des marchandes de cheveux et de chandelles en suif étalent leur camelote sur les tombes. Toutes sortes d’animaux se promènent en liberté. Des chiens pissent contre les sépultures. Au bord des fosses communes, la terre herbeuse est broutée par des chèvres dont Tabarie apporte deux bols de lait. Il m’en tend un. Dogis me propose du pâté.

— Non merci.

Dehors, l’engorgement du quartier est maintenant tel que les riches marchands en manteau de soie et coiffés d’un chaperon à longue cornette viennent négocier, plus au calme, entre les tombes. Ils sont d’autant mieux ici qu’ils ont la possibilité de trouver sous les arcades la présence de conseillers juridiques et d’écrivains publics pour établir les contrats.

À vingt sols le haut-style ou dix sols, le bas-style, les nouveaux clercs comme moi, qui poursuivent des études juridiques, gagnent ainsi un peu d’argent pendant leur scolarité. J’ai été instruit dans le style du palais, connais la langue du Droit, les formules de la chancellerie. J’aime manier ces termes étranges : « le Décret qui articule », « assigner la vie », « pur don », « laisser par résignation », « faire griefs exploits », je suis un spécialiste du testament et des legs. Je rédige aussi les missives de valets et autres illettrés qui veulent envoyer des lettres à leurs parents. Je suis dépositaire des tendres secrets des servantes. Je m’assois en tailleur contre un mausolée et sors une écritoire que j’avais dissimulée derrière. Guy Tabarie s’approche de moi en faisant le joli cœur désemparé par l’amour qui cherche un écrivain public :

Monsieur, prenez votre écritoire

Car je suis au désespoir.

J’aime une demoiselle

Mais ne suis point connu d’elle.

Il faut que vous preniez la peine

De m’écrire une lettre pleine

De beaux discours pour elle.

— Quel est son nom ?… fais-je soudain en rêvant.

— La Machecoue !

Éclat de rire général sous les arcades. Je m’ébroue et sors de ma torpeur : « Alors là, beau blond, si c’est pour la Machecoue, je suis votre scribe. Je vous donne mon encre, mon papier, ma cire à cacheter et mon style pour cinq sols ! Et nous irons bientôt tous en noces ! » J’en rigole d’avance en imaginant la cérémonie et tape, de la main, le ciment du tombeau auquel je suis adossé. Je m’y écorche la paume sur un débris d’os qui dépasse.

— Attention de ne pas abîmer le patrimoine de Catherine de Bruyère ! me lance Dimenche Le Loup, venant caresser hypocritement le mausolée qu’il a ciselé l’an dernier. Cette veuve de trésorier épiscopal est procédurière. Qui lui réplique la diffame. Alors, si t’emportes dans ta chair un éclat d’os de pauvre qui arme le ciment de la sépulture de son mari, tu la voles, cette pource !

— Tu ne l’aimes pas, hein…, lui dit Robin, raclant de la pointe de sa dague un bout de pâté resté coincé entre ses dents.

« Ah non ! » s’exclame le jeune sculpteur. Il s’agite et diffuse autour de lui un nuage de poudre minérale. « Cette vieille garce ne vaut pas mieux que son cousin. Elle avait commandé à mon maître de tailler et sceller une borne en pierre pour protéger des coups de charrettes l’angle de son hôtel particulier, rue du Martroi-Saint-Jean. Elle n’a jamais payé, prétextant que j’avais mal fait le travail. Mais quand des mendiants déjeunaient sur la borne ou que des vieux s’asseyaient dessus pour se reposer, si elle les voyait par la fenêtre de sa chambre au deuxième étage, elle hélait un garde et les faisait exposer au pilori par le prévôt pour violation de domicile. » Dimenche regarde autour de lui puis chuchote vers nous trois, assis contre le tombeau du défunt trésorier épiscopal : « C’est pour cela qu’une nuit… profitant du court vacarme des sergents à cheval dont la ronde passait au bout de la rue, j’ai rapidement sculpté la borne en forme de cul dirigé vers sa fenêtre. »

Tabarie en renverse son lait de chèvre sur son pourpoint. Dogis s’en blesse la gencive, de la pointe de sa dague, dans sa bouche bée :

— Ch’est toi qui as fait cha, Dimenche ?… Tu es chelui qui a taillé cha borne en Pet-au-Diable ? Chi la couchine de Thibaut d’Auchigny…

— … et protégée du prévôt Robert d’Estouteville apprenait ça…, poursuit Tabarie qui éponge son joli pourpoint.

Ce Dimenche Le Loup, avec sa tête mignonne et frisée sous le calot, me plaît ! Il s’agenouille devant nous, assis par terre, qui nous penchons vers lui. On ressemble à un groupe de conspirateurs. Il parle encore plus bas :

— Le plus drôle, c’est que quand les services du prévôt sont venus pour la lui changer, elle a fait un scandale, hurlant que cette borne était sa propriété. Elle a menacé d’alerter le pape si un sergent la descellait.

Tout le monde réfléchit. Je dis :

— On va la lui voler.

Guy écarquille les yeux :

— Voler le Pet-au-Diable ? À Catherine de Bruyère ? C’est un coup à se retrouver le buste au Châtelet, le bras gauche à la porte Saint-Jacques, le droit à la porte Saint-Denis, une jambe à la tour de Nesle et l’autre à la Bastille. Hé, François… Est-ce que tu te rends compte ?

— Wouah !!!

Derrière le mur, Blanc-Baston vient d’être jeté dans l’eau bouillante.

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