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— Un voleur est un « vendangeur », un « bleffeur » truande au jeu, un « envoyeur » est un meurtrier. Faudra que tu choisisses ta spécialité.

— Poète.

— Ah oui, c’est vrai. Toi, c’est particulier… Une « mouche » est un espion. On appelle « anses » les oreilles. Alors forcément, pour une cruche ou un panier, on dit : les saisir par l’oreille. Et Bar-sur-Aube, ce qu’il lui manque, eh bien, ce sont les anses. Tu sais qu’il a combattu à la bataille d’Azincourt… Quand Charles d’Orléans fut fait prisonnier par les Anglais, il était là ! Et tout chétif qu’il a l’air d’être, il m’a sauvé la vie bien des fois.

— Ah bon ?

Depuis le lever du jour, Dom Nicolas commence à m’initier à la langue secrète des Coquillards tandis que Bar-sur-Aube m’apprend à piper les dés sur une tombe du cimetière des Saints-Innocents :

— En fait, le plomb, tu le coules par les trous noirs des chiffres que tu as d’abord percés. Ainsi…

Je passe d’une explication de l’un à celle de l’autre. Ces deux-là sont inséparables. J’apprends que Dom Nicolas est un moine picard défroqué, maintenant coiffé d’un chapeau-cloche à plume et torse nu en toutes saisons :

— Ma fourrure me protège, rigole-t-il en caressant la foison de poils de son buste. Mon ancienne soutane, je l’ai refilée à Bar-sur-Aube.

Celui-ci, beaucoup plus petit, nage dedans et elle traîne au sol. Une main par-dessus l’autre, à même la pierre d’un mausolée, il agite ses doigts pareils à de longues pattes d’insecte et me fixe de son œil blanc : « Bon, alors, on continue ? » « Donc… » me dit Dom Nicolas. À ces deux professeurs, vient s’en ajouter un troisième — celui qui a une tête de fourbe : Pochon de Rivière. Il lorgne autour de lui et m’explique, du coin des lèvres, la stratégie des Compagnons de la Coquille :

— On se regroupe et vole, n’attaque les populations que l’hiver. Aux saisons chaudes, on s’éparpille dans le royaume et dépense les butins. À l’approche de Noël, on se rassemble sur une grande plaine près de Moulins. L’hiver, l’eau gèle dans les fossés autour des remparts. On a coutume d’en profiter pour prendre les villes d’assaut à l’échelle. On s’intéresse surtout aux provinces de l’Est à cause de la richesse des cités. À chaque fin d’automne, les Bourguignons redoutent l’arrivée des Écorcheurs… Il glisse une langue vicieuse sur ses lèvres. Quant aux femmes des bourgeois, tu veux savoir ce qu’on leur fait ?

Il va pour me raconter quelque chose de sans doute bien croquignolet quand arrive, félin, Colin de Cayeux qui me dit à l’oreille (l’anse) :

— Tu vois, là-bas près du petit cercueil blanc, la femme en larmes et à genoux qui enterre son enfant… Elle a une bourse pendue au côté. Va la lui voler.

Le cimetière est plein de marchands qui négocient entre les tombes, de femmes cordières, cirières, qui étalent, sur les mausolées, des étuis divers, des bijoux de deuil. Des badauds se promènent parmi des chèvres dont des enfants vendent le lait. J’y vais.

Signe d’inquiétude, tout en marchant à pas lents, je vérifie à maintes reprises que ma dague n’est pas coincée dans son fourreau, que je pourrais la dégainer au dernier moment. Je soulève plusieurs fois le manche et me rassure en glissant un index sur le fil tranchant de la lame qui devra couper les cordons de l’aumônière accrochée à la robe de la mère éplorée. J’arrive en traître dans son dos arrondi secoué de larmes, reluque les environs puis me penche, sors ma dague. C’est alors que j’entends une voix tonner sous les arcades :

— Regardez ! Regardez tous, là-bas ! Un coupeur de bourses !… Le gars, en chausses et chemise violine, va voler cette femme qui enterre son petit !

Je reconnais la voix de Pochon de Rivière. Ce fourbe ose ajouter :

— C’est une honte ! Messires les marchands, les notables, laisserez-vous s’accomplir un tel délit sans réagir ?

Ah, la vache ! De tous les endroits de la nécropole, des bourgeois, des nobles en chaperon et lourde robe de velours accourent et se jettent sur moi. Ah, les héros bon teint ! On me tape, on me bat, à coups de pied, à coups de poing. Je roule ma longue carcasse dans la terre près de la jeune mère qui n’y comprend rien. Les talons dans ma figure font claquer mes dents. Des traits de lumière traversent mes yeux. Ouh, les coups de bâton dans le dos, les barres de fer en plein ventre ! Des furies me lacèrent les chausses et me griffent. Certaines crient : « Qu’on l’émascule ! » Je m’accroche à tout ce que je peux. J’ai dans les mains des poignées de cheveux et je ne sais quoi. Mais que font mes nouveaux bons amis ?… (sauf Pochon de Rivière, bien sûr !) Eux qui ont bouté les Anglais hors de France, pourquoi ne me secourent-ils pas ? À travers la forêt de jambes qui me tapent dedans comme si j’étais la balle d’éteuf d’une partie de soule, je les vois enfin accourir. Mais que font-ils à rester si longtemps derrière mes agresseurs ? Oh, les salauds ! En fait, ils en profitent pour couper les bourses de ceux qui s’en prennent à moi. Pendant leur cueillette systématique, je suis battu comme plâtre. Si ça se trouve, je vais mourir. La fourrure d’une longue bête épaisse file vers mon pied. Est-ce un castor venu me mordre aussi ? Non, c’est le gros bras velu de Dom Nicolas qui m’attrape par une cheville et me tire de sous la mêlée. Il jette, sur son dos nu, la longue poupée de chiffon que je suis devenu et se sauve en courant avec la souplesse d’un ours. Mes bras et mes jambes bringuebalent tandis qu’autour de la petite tombe et de la mère inconsolée chacun des bourgeois et nobles se plaint de sa bourse volée aussi.

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