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C’est un hôtel particulier à encorbellement qui s’avance au-dessus de la rue au fur et à mesure de ses trois étages. Soutenu par des poutres obliques, son toit en arrive à toucher presque celui de la maison d’en face.

Alors, malgré la nuit claire et sans nuage, les rayons de la pleine lune n’infiltrent entre les toits qu’une étroite lueur sur le pavé gras et plein de paille où ruissellent les eaux sales déversées depuis les maisons éteintes et silencieuses. Un hibou s’envole d’un lourd battement d’ailes. Cet hôtel particulier exhibe, à son rez-de-chaussée en pierre, une fenêtre aux volets fermés près d’une entrée gothique. Le reste de l’immeuble s’élève en torchis beige et colombage apparent peint de couleur verte. Derrière les carreaux des chambres du deuxième étage, des rideaux en dentelle blanche s’illuninent. Sous le toit, les chambrettes des domestiques ont des vitres en cuir.

— Regarde, là !

Au-dessus de la porte, accrochée à une solive en saillie, une enseigne pend au bout de ses courtes chaînes.

— Ce n’est pas croyable…

L’enseigne en tôle émaillée est illustrée d’une borne en forme de cul comme celle que l’on voit, juste dessous, scellée dans le sol à l’angle de la rue du Martroi-Saint-Jean.

« Cette pource en a fait une enseigne… », s’extasie Dimenche en chuchotant. Je murmure, plein d’excitation : « Il me la faut. » Comme je suis le plus grand, c’est moi qui grimpe sur les épaules de Dogis. Tabarie, d’un côté, et Dimenche, de l’autre, me retiennent les jambes tandis que, sur la pointe des sandales, je m’élève, en robe de bure, jusqu’à décrocher les deux chaînes de leur potence. Je les retiens par le dernier anneau pour éviter tout cliquetis, les passe à Dogis et je glisse le long de son dos. Dimenche, d’une main, dégage déjà la terre autour de la borne. Il est venu avec une civière et des barres de levage. Souvent, nous dressons l’oreille pensant avoir entendu un bruit et prêts à tous sauter pardessus le muret du jardinet accolé à l’hôtel de Catherine de Bruyère. Mais non, tout est calme à part divers grognements de bêtes qui rêvent. L’apprenti sculpteur, paumes placées au sommet, pousse et teste la résistance de la borne du Pet-au-Diable. Avec ses doigts, il creuse dans la terre deux encoches où il faudra glisser les barres. Puis on attend.

Pas très longtemps. Bientôt résonne, au bout de la rue, le choc régulier et familier des sabots d’équidés de la compagnie royale mobile qui rassure le bourgeois dans son sommeil. Ils sont huit cavaliers portant une étoile blanche sur leur tunique. L’échevin qui chevauche en tête tient une lanterne qu’il passe mécaniquement de droite à gauche de l’encolure de sa monture. Une façade de la rue s’éclaire et puis l’autre. Arrivé à la hauteur du muret derrière lequel nous sommes cachés, la bête de l’échevin s’arrête soudain, hennit et s’ébroue. Le garde lève sa lanterne vers le jardinet. Je baisse le front puis écoute le cheval se remettre au pas et donner de la tête en soufflant. Sitôt qu’ils ont tourné vers la petite place en face, où se trouve la taverne de La Truie qui file (dont l’enseigne est dans le coffre de ma chambre), Dimenche Le Loup franchit en tête la clôture. Il donne des coups de marteau sur des cales qu’il a placées dans les encoches. Il frappe au rythme des sabots ferrés des chevaux s’éloignant sur les pavés et chuchote :

— Glissez les barres. Y êtes-vous ? Très bien. Levez à présent.

Dogis et moi nous appuyons de tout notre poids sur les barres d’élevage tandis qu’en face Tabarie et Dimenche tirent, ébranlent la borne du Pet-au-Diable et la basculent dans la civière étalée auprès. Je me saisis d’un brancard et Robin prend celui d’en face. Les deux autres, devant, soulèvent la civière : « Putain, c’est lourd. » Mais nous courons avec l’objet de notre larcin vers le Pont-au-Change. Nous filons d’un côté et de l’autre des rues, évitant les façades éclairées par la lune. En bord de Seine, nous nous cachons dans une courette car on entend venir le guet des bourgeois qui montent aussi la garde chaque nuit. Ils font du bruit comme s’ils voulaient prévenir les malfaiteurs pour ne pas avoir d’ennui et râlent :

— Ce n’est quand même pas normal que de l’autre côté de la Seine, les Universitaires soient exemptés de toute imposition ainsi que du guet et de la garde des portes. Je ne vois pas pourquoi les métiers de l’alimentation, du textile, du cuir, du bois, du bâtiment, doivent à tour de rôle garder la ville et pas eux.

— C’est comme ça…, fait, fataliste, un autre.

— Oui ben, même le prévôt commence à trouver excessifs tous ces privilèges ! Il m’a dit qu’il avait l’intention un jour ou l’autre d’y mettre bon ordre.

Ils s’éloignent, faisant délibérément traîner le son de leur rapière sur les pavés. Nous franchissons la Seine. Rive gauche, nous sommes chez nous, remontons la rue Saint-Jacques. J’aperçois là-haut, devant la lune, la découpe lugubre du gibet de Saint-Benoîtle-Bétourné où pend un condamné. Dogis, qui ne perd jamais le nord, demande à Dimenche :

— Au retour, tu m’aideras à le porter sur la civière jusqu’à ma charcuterie ?

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