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Cinq mois plus tard, le 9 mai 1453, je m’étire sur le seuil de la maison à l’enseigne de La Porte Rouge dont les chaînes qui la soutiennent cliquettent dans la brise printanière au-dessus de moi. Le ciel est bleu. Toutes les plaques de tôle des commerces et des habitations ont été remises à leur place. La gerbe de blé indique bien le boulanger et le maréchal-ferrant travaille sous un fer à cheval. Les choses retournent dans l’ordre. Même maître Guillaume, depuis mi-décembre, a retrouvé son fauteuil près de la cheminée. En soutane légère, je pivote vers lui :

— Il ne reste plus qu’à faire enfin élargir les écoliers engrillonnés depuis la Saint-Nicolas. Ce matin, une délégation a rendez-vous chez le prévôt en son hôtel particulier de la rue de Jouy. Les accusations d’abus de pouvoir étant montées jusqu’au roi, sans doute se verra-t-il forcé d’accepter. J’y vais ! À tout à l’heure, fais-je en déposant un gros baiser sur le front de mon tuteur.

Celui-ci s’attendrit aussitôt d’une rougeur de griotte dans son fauteuil aux accoudoirs patinés mais il grommelle tandis que je pars :

— Ce que j’aimerais savoir un jour c’est pourquoi, moi, j’ai été libéré beaucoup plus tôt que ces enfants… Quelqu’un d’important a intercédé en ma faveur. Qui et en échange de quoi ? Vous ne le savez vraiment pas, Trassecaille ?

Le bedeau, devant la cheminée, lève au plafond les yeux plissés de sa bouille de gargouille :

— Alors là, si je ne vous ai pas répondu cent fois « Non, je ne sais pas… »

— Vous ne savez jamais rien, quoi ! s’énerve maître Guillaume. Pourtant, je vous dis qu’il y a eu vilaine anguille sous roche et que François y a été mêlé… Un père sent ces choses là.

Gilles — douceur, fragilité, humour — sourit. Le tuteur s’agace : « Oui, bon, ben, ça va ! » Le bon bedeau va dans le verger fleuri du cloître :

— L’important est que vous soyez revenu…


Nous sommes mille rue Saint-Antoine, car la rue de Jouy est noire de monde, à attendre la décision de Robert d’Estouteville. Un maître théologien apparaît sur le seuil de l’hôtel particulier du prévôt :

— Les quarante-trois écoliers sont élargis.

— Hurrah !

Nous allons en foule les chercher au Châtelet, faisons un triomphe à nos camarades libérés. Anticipant cette décision, beaucoup ont emprunté aux cuisines de leurs parents des bassines de cuivre sur lesquelles on joue du tambour les jours de fête. Ça « bassine » et chante en remontant vers la Sorbonne. Les écoliers ont respecté les consignes du recteur de l’Université : surtout venir sans arme attendre la réponse du prévôt. Les filles dansent avec les garçons. On me demande de clamer des ballades et des rondeaux en jargon humoristique de la Basoche. C’est alors que, venant du bourg Saint-Marcel, Jean Bezon, à la tête d’une troupe de sergents, apparaît malencontreusement face à nous.

Front baissé sous son casque à cornes, ses pupilles glauques fixent devant lui la foule d’étudiants qui s’écarte à droite et à gauche de son cheval pour ouvrir un passage. Les sergents qui le suivent à pied se font bientôt conspuer par quelques excités. Des commentaires fusent aussi à propos du lieutenant criminel. Tabarie s’étonne à voix haute : « Pourquoi n’a-t-il pas été destitué, lui ? » Jean Bezon continue d’avancer au pas à travers les reproches et les sarcasmes de plus en plus nombreux qui lui sont adressés. Sa grosse lèvre inférieure, traversée d’un pli vertical, se met à palpiter et l’on entend son souffle. Dogis ose péter : « Tiens, revoilà le Pet-au-Diable ! » Tornade de rire général et imitation par tous de pets farfelus lancés avec la bouche. Le lieutenant criminel poursuit sa route à travers ce concert injurieux. Lorsque nous l’avons tous croisé ainsi que ses sergents, je le hèle :

— Eh ! Bezon, pourquoi tu n’applaudis pas la libération de nos camarades ? Il te manque une main ou quoi ?

Le lieutenant-criminel pique sa bête, fait volte-face :

— Qu’est-ce là ?

Il nous évalue d’un regard de braise, tend son gros moignon au ciel. Sa voix caverneuse claque comme un orage :

— Tuez !Tuez !Il y en a trop !

On est chargé à revers devant la Sorbonne et aucun de nous n’a d’arme.

— Ni merci, ni pitié ! Tuez ! Mettez-les tous en pièces. À mort !

Les gens du roi se jettent sur nous et nous attaquent à la hache. Ils font siffler les masses d’armes munies d’ailettes d’acier qui déchirent les joues, emportent des moitiés de visages. Des dos sont traversés tels à l’équarrissage dans des explosions de vertèbres et des têtes tranchées s’envolent des épaules. Tous les écoliers affolés fuient en hurlant vers la rue Sainte-Geneviève, la rue du Mont-Saint-Hilaire, descendent la rue Saint-Jacques ou remontent vers Saint-Benoît. À l’écoute des cris de terreur, maître Guillaume apparaît sur le seuil de sa maison, découvre l’immense écorcherie. On voit déjà partout des corps gisants, de jolis enfants cruellement meurtris qui se traînent devant les porches implorant qu’on leur ouvre, des étudiants poursuivis. Le chanoine en soutane court vers son église en appelant Gilles. Ensemble, ils poussent en grand les deux battants du portail de Saint-Benoît.

— Entrez ! Entrez la jeunesse ! leur crie mon tuteur. Ce lieu de culte a le droit d’asile ! Puis il désigne près de lui un gros anneau symbolique scellé à hauteur de hanches dans la façade. Touchez l’anneau de Salut et entrez ! s’époumone-t-il encore. Il suffit de le toucher et d’entrer pour échapper à la justice séculière ! Venez tous vous mettre à l’abri dans cette franchise !…

Les étudiants et les clercs s’y ruent en lave. Les uns par-dessus les autres, ils attrapent l’anneau, des mains, du bout des doigts et foncent sous les voûtes gothiques. Maître Guillaume n’est pas très regardant quant au toucher de l’anneau de salut :

— Allez ! Allez ! Entrez tous et vivez !

Pendant ce temps, le lieutenant criminel, sur son cheval qui se cabre, crie : « Tuez ! Tuez ! » Il excite de la voix ses hommes-chiens aux faciès déformés par la haine. Ceux-ci hachent les dos et les épaules des écoliers qui touchent l’anneau. Des bras tombent parmi les souliers. Des clercs amputés d’un membre filent en larmes dans Saint-Benoît, une main à même la plaie. Il en arrive tant qu’il faut vider la nef. Trassecaille, sur le maître-autel, hurle : « Ouvrez la petite porte sous le Christ et allez vous entasser dans le verger du cloître ! C’est un lieu ecclésiastique. Mais personne dans la maison de La Porte Rouge car c’est un logis civil où vous seriez en danger ! » Il coule du monde, il coule du monde dans l’église. Jean Bezon veut bloquer cette hémorragie de vie. Il forme un garrot — dispose des hommes en arc de cercle devant l’anneau — et se retourne, furieux, vers le chanoine qui l’interpelle en jetant héroïquement, sur le moignon du lieutenant criminel, un bras d’enfant ramassé au sol :

— De quel droit, les empêchez-vous de toucher l’anneau de salut ! Que je sache, vous ne les poursuivez pas parce qu’ils ont attaqué des voyageurs sur les grands chemins ou dévasté le champ d’un paysan ou commis un crime dans une église !… Les cas concédés à la justice laïque sont précis ! Alors, laissez-les toucher l’anneau ! Vous n’allez pas violer la franchise !

— Violé ? ricane et grince Bezon dans sa cotte de mailles sous la tunique orange. C’est pourtant bien, je crois, grâce à un viol que vous avez été libéré si tôt, vous !…

Maître Guillaume m’aperçoit parmi la foule que les gens du roi continuent de massacrer à la hache danoise : « François ! Viens ! » Le lieutenant criminel se retourne et, dans une envolée de sa cape brune, le tas de ceintures bariolées à sa taille s’élève lorsqu’il tend un moignon vengeur vers moi :

— Lui, celui-là ! Tuez ! Tuez ! Tuez-le tous !…

Tous les sergents me poursuivent. Au bout d’une chaîne tenue par un manche, une boule de fer hérissée de longues pointes tourne au ras de ma tête et pulvérise le bois d’une porte. La boule lancée continue sa révolution circulaire et revient mâcher plus bas un colombage comme une gueule de bête légendaire. Je m’enfuis, courbé, sous un délire d’escarbilles ! Les exécuteurs du prévôt, en me coursant, libèrent de ce fait l’anneau de Saint-Benoît où se ruent les écoliers, filant ensuite sous le portail et bousculant mon tuteur effaré qui se tient le visage dans les mains : « François ! François… »

Je descends vers la Seine aussi vite que je peux. D’autres jeunes gens courent avec moi. Les plus lents, les plus gros — Dogis — profitent des portes qu’ouvrent des bourgeois compatissants pour qu’ils échappent à leurs poursuivants. Des écoliers — Dimenche — franchissent des murets, cavalent par des jardins. Les sergents les négligent car ils n’ont plus que moi comme cible obstinée qu’ils considèrent comme le déclencheur de cette tuerie. Je cours aussi vite que je peux. Mes longues jambes filent sous la soutane. C’est un avantage sur les gens du roi encombrés par leur armure et alourdis du poids des armes. Mais je les sens aux talons de mes sandales en franchissant la Seine. Rive droite, nous sommes encore une dizaine et les bourgeois d’ici, exaspérés par nos frasques, nous réservent un accueil différent. Ils lancent derrière moi des coups de pelle dans les jambes des fugitifs — de Tabarie — et des gourdins cloutés explosent de jeunes visages. Dans la cour du Châtelet, des cavaliers du prévôt, découvrant que je suis poursuivi, sautent sur leur monture, disent aux sergents essoufflés par la course : « Passez par là. Nous, on va prendre dans l’autre sens et il ne pourra pas s’échapper ! » Rue Saint-Denis puis vers la place de Grève, les rues sont étroites et sinueuses. Je bondis au-dessus de tas d’ordures fouillés par de nombreux animaux. Je bouscule des merciers ambulants, des marchandes de rubans, des rémouleurs. Je passe sous des échelles de couvreurs que je fais tomber des toits, renverse derrière moi des barriques de tonneliers. Là-bas, c’est la taverne de La Truie qui file près de laquelle j’entends venir des cliquetis métalliques. Au bout de la rue du Martroi-Saint-Jean, le galop des cavaliers déboule. Je suis perdu ! Une main me tire par le capuchon. Une porte se referme et je me retrouve dans le noir où j’entends des voix de sergents demander :

— Ben, où est-il passé ?

— Il ne serait pas entré là ?

— Chez la Catherine de Bruyère ? Tu plaisantes, toi ! Si tu la connaissais… Il a dû retourner vers la rue Saint-Denis. Allons voir…

Des entrechoquements d’armes contre des cuirasses et des bruits de sabots ferrés sur les pavés s’éloignent. Ma respiration haletante et oppressée se calme peu à peu. Dans l’étroit corridor sombre où je me trouve, je suis en nage. Au bout, un escalier mène aux étages d’où tonne une voix de matrone que je reconnais :

— Qu’est-ce que c’est, Isabelle ?

Un timbre mélodieux, près de moi, lui répond :

— Rien, mère. Juste un chat errant qui grattait à la porte.

— Il va l’abîmer. Je me plaindrai au prévôt. Pourquoi es-tu descendue ?

— J’avais entendu des cris dans la rue.

— J’attaquerai les voisins en justice pour tapage. Remonte et viens continuer ta broderie.

— Oui, mère.

Mes pupilles commencent à s’habituer à l’obscurité du corridor et j’entrevois mieux le visage d’Isabelle de Bruyère. De grands yeux calmes, une manière de pencher la tête sur le côté avec ironie et une bouche faite pour les baisers que j’embrasse tendrement. Elle m’embrasse aussi. Nos bouches jointes et mobiles enferment le secret d’un doux ballet de langues. Mes mains sur sa taille fine glissent le long de ses hanches. Elle me prend les poignets et les remonte :

— Maître François, vous êtes un drôle d’ecclésiastique…

Et elle redescend elle-même mes doigts sur ses fesses tandis que, là-haut, la mère s’impatiente :

— Eh bien, alors, Isabelle ! Tu remontes ou quoi ?

Je chuchote à la fille de celle qui a fait pendre mon père : « Quand pourrons-nous nous revoir ? »

— Demain après-midi entre deux heures et quatre heures. Où ça ?

La porte du salon s’ouvre à l’étage, illumine le palier où s’étend l’ombre de la mère jusqu’au bas des marches :

— Isabelle ?

Je sors en chuchotant :

— Sous la Pierre-à-eau, le réservoir en plomb de l’Hôtel-Dieu…

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