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Vingt fois, trente fois, sur toutes les feuilles de papier que m’a laissées le guichetier, j’écris avec sa plume d’oie (ferrée ?) le même appel au secours — trois dizains, un envoi — destiné à je ne sais qui, personne sans doute. Dans cette ballade, je m’adresse d’abord à un public de putains, puis de saltimbanques qui passeraient sur les routes, de clercs dévoyés, errants comme moi, dont j’implore le secours mais comment pourraient-ils me sauver ?

Les ceps aux chevilles, je me hisse sur la pointe des pieds pour atteindre le petit soupirail et lancer mon appel. La feuille de papier au bout des doigts et à demi sortie, j’attends qu’une bourrasque, un souffle de vent d’automne, la pousse et je la lâche. Je la regarde s’envoler, tournoyer. Je l’aide de la pensée : « Allez !… » puis en place une autre entre les barreaux. On dit bien que les naufragés jettent des bouteilles à la mer. Moi, je lance ma ballade au vent — Autant en emporte ly vens ! Où iront-elles, ces feuilles de papier ? Dans les branches d’un arbre, sur l’eau d’un étang, dans l’un des estomacs d’une vache distraite ? Ma ballade sera-t-elle ramassée par une femme illettrée ? Pourvu qu’il ne pleuve pas. Je dis ça pour l’encre. Y aura-t-il quelqu’un, un frère humain, pour recevoir et savoir décrypter jusqu’au bout cet appel au secours d’un poète aux oubliettes ?

ÉPÎTRE À MES AMIS

Aiez pictié, aiez pictié de moy,

A tout le moins, s’i vous plaist, mes amis !

En fosse giz, non pas soubz houz ne may,

En cest exil ouquel je suis transmis

Par Fortune, comme Dieu l’a permis.

Filles amans jeunes gens et nouveaulx,

Danceurs, saulteurs faisans les piez de veaux,

Vifz comme dars, aguz comme aiguillon,

Gousiers tintans clers comme gastaveaux,

Le lesserez la, le povre Villon ?

Chantres chantans a plaisance, sans loy,

Galans rians, plaisans en faiz et diz,

Coureux alans, francs de faulx or, d’aloy,

Gens d’esperit, ung petit estourdiz,

Trop demourez, car il meurt entandiz.

Faiseurs de laiz, de motés et rondeaux,

Quant mort sera, vous lui ferez chaudeaux !

Ou gist, il n’entre escler ne tourbillon,

De murs espoix on lui a fait bandeau :

Le lesserez la, le povre Villon ?

Venez le voir en ce piteux arroy,

Nobles hommes, francs de quars et de dix,

Qui ne tenez d’empereur ne de roy,

Mais seulement de Dieu de paradiz !

Jeuner lui fault dimenches et merdiz,

Dont les dens a plus longues que ratteaux ;

Après pain sec, non pas asprés gasteaux,

En ses boyaulx verse eaue a groz boullon,

Bas en terre — table n’a ne tresteaux — :

Le lesserez la, le povre Villon ?

Princes nommez, ancïens, jouvenciaulx,

Impetrez moy graces et royaulx seaulx

Et me montez en quelque corbillon !

Ainsi le font l’un a l’autre pourceaux,

Car ou l’un brait, ilz fuyent a monceaux.

Le lesserez la, le povre Villon ?

Ayez pitié, ayez pitié de moi, à tout le moins, s’il vous plaît mes amis !… Je gis dans une fosse, non pas à l’ombre du houx ni sous l’arbre des amours, mais en cet exil où j’ai été transféré par mauvaise Fortune avec la permission de Dieu. Filles qui aimez les jeunes gens fringants, les danseurs, les sauteurs faisant des cabrioles, vifs comme dards, subtils comme aiguillons, aux gosiers sonnant clair comme des grelots, le laisserez-vous là, le pauvre Villon ?…

Et vous, les chanteurs chantant pour le plaisir en toute liberté, les noceurs, rieurs plaisants en faits et dits, qui courez et allez sans or faux ni vrai, les gens d’esprit un peu distraits, vous attendez trop car il meurt entre-temps. Faiseurs de lais, de motets et de rondeaux, ce sera donc quand il sera mort que vous lui ferez des bouillons chauds ! Là où il couche, il n’entre soleil ni air, de murs épais on lui a fait des bandeaux : le laisserez-vous là, le pauvre Villon ?…

Ah, venez le voir en son triste état, nobles compères qui ne payez aucun impôt et ne dépendez ni d’empereur ni de roi mais seulement de Dieu de Paradis ! Il doit jeûner les dimanches et les mardis, ses dents sont plus longues que des râteaux ; après avoir avalé le pain sec, pas des gâteaux, il se verse des rasades d’eau dans les entrailles, assis par terre — il n’a planche ni tréteaux : le laisserez-vous là, le pauvre Villon ?…

Princes nommés, vieux ou tout jeunes, obtenez-moi des grâces et des sceaux royaux puis sortez-moi de là dans une corbeille quelconque ! Ainsi font les pourceaux l’un pour l’autre car ils accourent en masse quand l’un d’eux crie. Le laisserez-vous là, le pauvre Villon ?

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