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Le 6 décembre 1452, après trois mois d’hésitation, le prévôt Robert d’Estouteville a décidé de donner l’assaut. C’est Robin Dogis qui, en courant et transpirant dans sa tenue de charcutier, est venu nous alerter :

— Jean Bezon, à la tête de cent sergents, remonte la rue Saint-Jacques !

Guy Tabarie fait la moue puis lève haut ses sourcils. Après une seconde de flottement, je prends une longue baguette tenant une mèche et allume ce boutefeu aux braises par-dessus lesquelles rôtissent des canards devant les bornes de la Vesse et du Pet-au-Diable. Dimenche introduit boulet et bourre tandis que Guy vide une poire de poudre noire dans la cheminée du tube de la couleuvrine. Notre pièce d’artillerie à roues, coincée entre deux charrettes renversées, est dirigée vers la rue Saint-Jacques où apparaît le lieutenant criminel à cheval. Il est seul. Paupières lourdes et yeux globuleux, il immobilise, là-bas, sa monture face à nous. Cornes au casque, menton relevé, son allure est altière et défiante. Je le contemple et approche avec délectation le boutefeu de la poudre. Il règne autour de moi un énervement palpable. Très excité, le chétif Frémin Le May — l’écolier et fils de professeur qui nous a apporté la bombarde — me demande :

— Tu me laisses le faire ? Depuis que, nourrisson, je vois ça dans le jardin de mon père, j’ai envie de le faire une fois dans ma vie…

Frémin se recule loin du canon, tend prudemment à bout de bras la longue baguette enflammée qui allume la poudre. L’explosion est phénoménale. Les charrettes, les pavés, les tonneaux de notre barricade tremblent. Le bas de ma soutane s’envole. La blouse et le calot de Dimenche Le Loup ébrouent une poudre de pierre. Un nuage de fumée âcre fait tousser alors que le boulet tombe piteusement à mi-chemin entre nous et Jean Bezon qui déplace latéralement sa monture pour laisser le projectile rouler à sa droite sur les pavés. Il relève la braise de son regard dans notre direction et sourit de la commissure gauche de ses lèvres. Il connaît autrement mieux que nous la portée de tir des vieilles bombardes et les techniques d’attaques urbaines. Tout en remontant la rue Saint-Jacques, il a su éparpiller les gens du roi par les rues perpendiculaires pour qu’ils investissent en cercle la rue du Mont-Saint-Hilaire et nous sommes pris à son piège. Poitrail immense. Il lève un bras puissant au ciel :

— Ah, si je ne me retenais pas, fainéants des facultés, comme je vous ferais tous massacrer à la hache ! Si vous saviez comme j’aimerais dire : « Tuez ! Tuez ! » Puis il ordonne à ses sergents : Exécuteurs de la justice du prévôt, rossez ceux qui ne s’éloignent pas assez vite ! Arrêtez ceux qui portent des armes ! Fouillez les maisons des plus remuants et prenez, pillez, ce sera bien fait !

Les écoliers hurlent à la provocation, gueulent que c’est la revanche des marchands de la rive droite contre les franchises universitaires, l’antagonisme entre le commerce et l’esprit. Nous jetons des œufs, des fromages frais et les canards qui rôtissaient à nos broches, sur les casques des fantassins qui marchent vers nous. Il en arrive de toutes les ruelles. Mines patibulaires, ils semblent très décidés à nous faire payer l’accueil réservé aux trois premiers sergents venus tenter de reprendre les bornes. Ils font siffler leur verge et fouettent tout ce qui est à leur portée. Les coups pleuvent. Les arrestations se font par dizaines. Ils arrachent les habits coûteux des étudiants aisés, leurs chaussures, entrent dans des maisons et sortent, emportant brocs et vaisselles qu’ils entassent dans les charrettes, remises sur roues, de la barricade.

Des professeurs outrés descendent de toutes les écoles et, solidaires des élèves, se précipitent vers le lieutenant criminel pour contester les raisons de cette mise à sac scandaleuse du quartier. L’autre, sur son cheval qui trépigne et donne de l’encolure, se justifie en les toisant :

— Cette comédie tournait à la fronde. La justice du roi était bafouée !

Devant lui, des sergents du Châtelet retournent la couleuvrine vers les bornes et, à bout portant, ils explosent la Vesse et le Pet-au-Diable. Parmi les débris projetés des deux pierres, un professeur de théologie continue de s’indigner et prend notre défense :

— C’était une blague de potaches ! Qu’ils soient jeunes et vifs à s’ébattre, je n’en éprouve aucun déplaisir. Dans trente ou quarante ans, ils seront si différents…

Mais Jean Bezon ne l’écoute pas. Il repère Frémin Le May qui s’enfuit et ordonne à ses gens : « Là-bas, le maigrichon ! C’est lui qui a enflammé la poudre. Saisissez-le et glissez une de ses jambes dans un de mes étriers ! » Sitôt fait, le sergent criminel part au galop, passe devant toutes les facultés. La tête de Frémin Le May tape sur les pavés et se détache. Ses vertèbres filent les unes après les autres sur les côtés comme des cailloux lancés contre les vitres des parcheminiers et des libraires. Ses épaules se disloquent, les bras s’envolent et tournoient haut dans le ciel. Quand Jean Bezon revient, il ne reste plus de Frémin qu’un pied accroché à l’étrier. Un maître de lecture en est ahuri :

— Vous avez fait ça à un fils de professeur de la Sorbonne, sans procès ?

— Il m’a tiré dessus au canon.

— D’après ce que tout le monde a vu ici, le projectile n’a pas eu l’air de trop vous inquiéter. Même l’opulent Martin Polonus est dégoûté :

— Ce sont enfants très beaux et aimables qu’il faut embrasser, caresser. Qui les bat ou les tue est fou !

Bezon descend de son cheval, attrape Polonus par le col de sa robe fourrée de menu vair et veut le frapper : « Qu’avez-vous dit ? »

— Vous menacez du poing le doyen du collège de Navarre ?… s’étonne, d’une voix soudainement calme, Martin Polonus.

Tout autour de nous, des sergents défenestrent aux étages d’immeubles des draps de lit en soie, des houppelandes fourrées, de la vaisselle d’étain que leurs collègues, en bas, amoncellent dans des charrettes. D’autres sortent des celliers, ivres, car le vin nouveau est rentré. Ils y ont bu gratis. Des filles violées sur les barriques apparaissent dans la rue, se tenant le visage entre les mains. À côté, on entend les cris d’une femme trouvée devant sa demeure en armes. En armes… Percevant le vacarme du dehors, elle était sortie avec le petit couteau de cuisine qui lui servait à éplucher les légumes pour la soupe. Ils l’emmènent. Son fils de cinq ans pleure, s’accroche à la toile rugueuse de sa robe. Ils l’emmènent aussi comme complice. Jean Bezon ordonne : « Exposez les deux, tout de suite, au pilori ! » Je cours vers la jeune mère pour tenter de la délivrer. Une patte énorme m’attrape et me détruit l’épaule. C’est celle du lieutenant criminel qui me dit :

— Montre-nous plutôt où tu loges, toi.

Dans ma chambre, ils retournent matelas, sommier, ma belle écritoire, renversent l’encre sur mes ballades et rondeaux qu’ils jettent contre les murs, ce qui les tache. Devant un vaste coffre au pied du lit, Jean Bezon tend un bras :

— Qu’y a-t-il, là ?

Je réponds : « Je ne sais pas, moi, du linge. »

— Pourquoi est-ce fermé à clé ?

Au moyen d’un pied de biche, ils font vite sauter la serrure, soulèvent le couvercle. Dedans, ça brille et ça luit. « Qu’est-ce que c’est que ça ? » Le lieutenant criminel sort des plaques de tôle peintes :

— Les enseignes qui disparaissent depuis dix ans dans Paris… Mais il y en a presque deux cents ! Il tourne la tête vers moi et me considère. Mon garçon, ta gorge sent déjà le chanvre du gibet de Saint-Benoît. Ainsi, c’est toi qui…

— Non, c’est moi.

Maître Guillaume apparaît dans l’encadrement de la porte de ma chambre. Bezon pivote vers lui, interloqué :

— Chanoine ? Il examine les alentours. Serions-nous ici chez vous ? Ah, comprend-il, c’est vrai, l’écolier le plus turbulent de Paris est votre filleul. Mes espions disent aussi qu’il serait l’instigateur de l’affaire du Pet-au-Diable…

— Pour le moment, nous en sommes au décrochage de ces enseignes ! coupe maître Guillaume en entrant dans ma chambre.

Gilles Trassecaille sautille derrière lui en essayant de voir par-dessus ses épaules. Il le contourne et file vers le coffre en mettant ses grosses lunettes :

— Mais pourquoi est-ce là, ça ? L’enseigne de L’Âne Bleu, celle de La Barbe d’Or, du Bœuf Couronné ?

Jean Bezon s’agenouille et continue l’énumération :

La Truie qui file, La Pomme de Pin… Vous tournez beaucoup autour des tavernes, chanoine… Le Trou Margot ? Vous allez là aussi ? La Porte Rouge ? Mais qu’est-ce que ça veut dire ?

Le lieutenant criminel se lève et va à la fenêtre contempler, à l’extérieur, les deux chaînes qui pendent inutilement contre la façade :

— Vous volez même votre propre enseigne ?

— Vous voyez bien que c’est juste une manie, répond avec aplomb mon tuteur.

— Une manie qui coûtera… même pour un chanoine de votre renommée… sans doute quarante jours de cachot.

L’homme de main du prévôt de Paris tend son regard de reptile et scrute des pieds à la tête celui qu’il ne parvient pas à prendre pour un voleur : « Ce n’est pas trop difficile de décrocher les enseignes quand on a trois doigts tétanisés dans chaque paume ? »

— Les pouces et les index suffisent.

— Comment vous y preniez-vous ? Le faisiez-vous la nuit ?

— À partir de maintenant, je ne parlerai plus qu’au confesseur du Châtelet. Emmenez-moi.

Je m’interpose :

— Maître Guillaume…

— Tais-toi, François ! Qui commande ici ? Je ne veux plus t’entendre dire un mot !

Bezon ricane : « Si vous lui aviez parlé plus souvent ainsi… il ne serait pas devenu ce qu’il est. Le tout assorti de quelques paires de claques et il aurait filé droit. » Gilles, désemparé, est descendu chercher une longue aumusse fourrée qu’il place, en bas de l’escalier, sur les épaules du chanoine. Il l’accompagne dehors, lui donne aussi des mitaines :

— Au fond de votre cellule du Châtelet, vous aurez froid.

Je suis encore dans ma chambre près d’un sergent qui observe le coffre. Il hèle son collègue en bas :

— Hé ! Que fait-on des enseignes ? On les embarque ?

— T’as envie de passer la semaine à chercher où les raccrocher dans tout Paris, toi ? S’ils en ont besoin comme pièces à conviction, quelqu’un viendra les prendre demain ! Aujourd’hui, descends plutôt m’aider à transporter ce tonneau de Clos aux bourgeois et ces confitures de cerises sur le buffet. Elles sont excellentes…

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