Océanopolis de Brest, mars 2015
L’homme avait trouvé son maître sur l’échelle des prédateurs : le requin, fruit de millions d’années du travail de la nature, remarquable conclusion d’une évolution sans faille. Une machine aux multiples rangées de dents, à la silhouette aérodynamique parfaite, capable de sentir une goutte de sang diluée dans une piscine olympique. Un générateur de peur.
La peur… Elle aussi, rescapée du fond des âges, gardienne de la survie des espèces. En ce moment même, elle saisissait à la gorge le jeune Lucas, ridicule petit bonhomme sous les grands ventres blanc et gris qui glissaient au-dessus de sa tête. Cette peur, c’était la première fois qu’il la ressentait avec une telle intensité, comme si de minuscules archers tendaient chacun de ses muscles pour qu’il prenne ses jambes à son cou. Même protégé par des vitres en méthacrylate de plus de vingt centimètres d’épaisseur, l’enfant se serrait contre la cuisse de son père, chez qui les terreurs de jeunesse avaient laissé place à la fascination depuis longtemps.
Tout comme les visiteurs à ses côtés, Philippe aimait défier les monstres, en sécurité dans l’une des attractions principales de l’aquarium Océanopolis. De ce fait, il approchait son visage au plus près de la vitre, ses yeux enfoncés dans ceux glacés des requins-zèbres, taureaux, marteaux et tigres. Ces derniers étaient les plus impressionnants de tous. Certes, l’animal n’était pas le grand blanc créé par Spielberg, mais il n’avait rien à lui envier : quatre mètres, cinq cents kilos, des centaines de dents recourbées pouvant déchiqueter un être de la constitution de Lucas en trois coups de mâchoires.
Une clameur s’éleva dans la foule lorsqu’un chapelet de bulles perturba l’apparente quiétude du colossal aquarium. C’était pour ça qu’ils se réunissaient tous ici : vivre la peur par procuration. Un saut infernal dans la grande émotion du danger.
La silhouette d’un plongeur se dessina au fond du bassin, slalomant entre les rochers à renforts de lents battements de palmes. Il s’approcha de la vitre, adressa un signe d’amitié au public et appuya sur un bouton du cadran fixé à son poignet. Philippe reconnut un appareil utilisé pour mesurer le rythme cardiaque. L’homme-grenouille alla collecter des dents dispersées au sol, sous l’œil attentif d’un collègue dont on devinait à peine l’ombre à la surface du bassin, six mètres plus haut. Présent pour la sécurité. Au cas où.
Lucas renforça son étreinte autour de la jambe de son père.
— Il est fou ! Ils vont le manger !
Philippe ne releva pas — ce faux suspense qui terrifiait son fils l’amusait. Il savait que les prédateurs naviguaient repus, qu’ils ne développeraient aucune forme d’agressivité envers le soigneur. Pourquoi trembler ? Triste spectacle, en définitive, que ce plongeur nageant avec des requins gavés et dont la plupart ne présentaient aucun danger.
Il observa d’un œil discret les visiteurs à proximité. Pourquoi s’agglutinaient-ils tous là, si nombreux, à observer cet homme en tenue ridicule ramasser de stupides morceaux d’émail ? N’entretenaient-ils pas l’espoir, comme lui, qu’il se passe quelque chose ? À bien y regarder, les prédateurs ne paradaient pas qu’à l’intérieur de l’aquarium.
Traversé par un bref courant de honte, Philippe prit son fils par la main.
— On y va. On va aller manger une glace.
Lucas apprécia la proposition. À 7 ans, il préférait sans commune mesure les boules vanille aux requins. Ils avaient à peine fait trois pas qu’une nouvelle clameur agita la foule.
— Le couteau !
Philippe se retourna. Une femme ventousée à la paroi translucide avait crié. Dès lors, on se mit sur la pointe des pieds pour mieux voir. Que se passait-il ? Le jeune homme et son fils se frayèrent un chemin vers leur place déjà comblée. Debout au fond du bassin, le plongeur avait sorti un couteau à lame crantée du fourreau accroché à sa cuisse. Un geste anormal qui provoqua des mouvements chez son collègue, en hauteur, bien au sec de l’autre côté d’un jeu de vitres.
S’agissait-il là d’un numéro ? Le professionnel restait sur place, l’œil rivé sur les chiffres affichés sur sa montre, son couteau dans la main, tandis que les squales imperturbables ne montraient pas d’agressivité. Les nuages de bulles jaillis du détendeur, réguliers, témoignaient d’une absence de panique. Lucas tirait sur le bras de son père pour partir, mais Philippe résistait. Les yeux bleus du plongeur, grossis par le verre du masque et les vitres, le subjuguaient : ils reflétaient une grande paix intérieure.
Puis, toujours avec cette même exquise lenteur, le soigneur ôta le gant de sa main gauche et s’entailla la paume avec générosité. Des arabesques pourpres ondulèrent dans l’eau. Alors que les vrais cris d’alerte et les propos incrédules se multipliaient (« C’est un spectacle ? » ou « Il s’est vraiment blessé ? »), la pression augmenta autour de Philippe et de son fils, désormais écrasés contre la vitre. L’enfant pleurait. Les gens s’amoncelaient, les nouveaux arrivants — ceux qui provenaient de la pièce adjacente — voulaient leur part du gâteau. Une femme oppressée se sentit mal et invectiva tous ceux qui piétinaient dans son dos. On s’écarta pour la laisser sortir.
Un signal, dans la tête de Philippe, lui ordonnait de fuir avant le point de non-retour, mais une autre force, un faisceau d’instincts primitifs plus forts, le paralysait. Un homme avec la main en sang, des requins autour : il devait connaître la suite. Le plongeur les rassura tous d’un signe clair, pouce et index joints en un cercle. Tout allait bien, il savait ce qu’il faisait, et il n’y avait aucun danger.
Les requins s’agitèrent manifestement. Leurs ombres noires se découpèrent avec plus de précision dans la lumière du dessus de l’aquarium. Philippe fut surpris par leur nombre : il en avait compté cinq ou six depuis son arrivée, mais plus d’une douzaine nageaient désormais dans un espace restreint à la verticale du plongeur, comme si les parois du bassin s’étaient rapprochées.
Un adolescent, à la droite de Lucas, immortalisait l’instant avec son téléphone. Deux, trois perches à selfies s’élevèrent dans la foule, en prolongement des cerveaux curieux, afin que tout le monde puisse jouir de l’étrange spectacle. Cette manie de tout filmer. D’ici une heure, à l’évidence, les vidéos ou photos circuleraient sur Internet et seraient largement visionnées.
— Reculez ! Reculez !
Un homme en short et tongs, un talkie-walkie dans une main, perça la nuée humaine. Il portait un badge à l’effigie de l’aquarium sur son tee-shirt blanc, marqué du dessin d’un dauphin. Le visage grave, il entama une série de gestes techniques devant la paroi. Il ne fallait pas être spécialiste pour comprendre qu’il ordonnait au soigneur de remonter dans les plus brefs délais.
Mais ce dernier secoua la tête, bien décidé à ne pas bouger. Encore une fois, il signifia sa maîtrise de la situation et déporta son regard vers son cardiofréquencemètre.
Ce fut un requin-zèbre qui vint le premier explorer l’origine du sang. L’onde provoquée par son passage si rapide déséquilibra le plongeur, qui ôta ses palmes et s’ancra au sol sur les deux genoux. Le sang continuait à s’épancher de sa plaie. Les déplacements des squales se faisaient de plus en plus saccadés, leurs silhouettes se vrillaient, leurs yeux ronds et blancs presque aveugles s’agitaient de droite à gauche.
Les « Qu’on le sorte de là ! » et les « Faites quelque chose, ils vont le dévorer ! » se multipliaient, mais personne ne quittait son poste. La pièce était saturée, jusqu’aux entrées et sorties latérales, bouchées elles aussi. Philippe prit son fils dans ses bras et le plaqua contre lui, le visage tourné vers la foule. S’il devait surgir un drame, il ne fallait surtout pas que Lucas le voie.
Le responsable à leurs côtés dictait des ordres dans son talkie-walkie. Il leva les yeux. Une pluie de têtes de poissons, de calmars et d’abats se déversa depuis la surface de l’eau. Tout là-haut, le personnel jetait des seaux de nourriture dans l’espoir de détourner l’attention des requins, d’étourdir leur odorat surdéveloppé. L’œil vitreux d’une ex-dorade coula le long de la paroi. La foule se tut. Les visiteurs commençaient vraiment à prendre la mesure de ce qui se déroulait devant leurs yeux : un homme devenu fou risquait bien de se faire déchiqueter.
La nourriture n’y changea rien : une folie tout animale régnait dans le bassin, comme une contamination au sang humain, chaud et à l’odeur enivrante. Les bêtes avaient conservé leurs instincts de chasse, de survie, ces mêmes instincts primitifs qui poussaient les requins-taureaux à s’entre-dévorer dans l’utérus maternel, pour que seul le plus fort naisse.
Et le plus fort régnait là, dans ce bassin, avec ce souvenir de cannibalisme enfoui dans les abysses de son cerveau reptilien. Manger pour survivre. Manger pour se reproduire et perpétuer l’espèce. Manger, parce que c’était inscrit dans les gènes de tous les êtres vivants.
Un requin-tigre lança la première attaque. Il effleura sa proie et bifurqua soudain pour arracher net la main entaillée. Le masque du plongeur disparut derrière des bulles de douleur et, dès lors, il essaya de regagner la surface en mouvements confus, comme s’il réalisait tout juste l’imminence de sa mort. Il parcourut trois mètres à la verticale, puis fut tiré vers la gauche par une mâchoire accrochée à son mollet.
Le reste ne fut que boucherie.
La hargne sanguinaire des requins ébranla la masse de curieux agglutinés. Cris, pleurs, évanouissements. Ceux aux premières loges voulaient fuir, comme si les squales allaient briser les vitres pour les dévorer eux aussi, mais ceux du fond, qui ne voyaient rien, faisaient barrière. Embarqués par une vague de spectateurs, Philippe et Lucas se retrouvèrent comprimés là, incapables de s’échapper. Le gamin vit un chausson en néoprène couler juste devant lui, un pied arraché encore à l’intérieur.
Quand la salle put enfin être évacuée, seules demeuraient la bouteille d’oxygène jaune du plongeur enfoncée dans le lit de sable, pas loin de sa tête, et une farandole de lambeaux de matière en suspension dans l’eau à peine trouble. Les six litres de sang de ce qui avait été un corps de soixante-douze kilos, dilués dans la masse liquide de l’aquarium, ne se voyaient même plus. Un escadron de requins avaient repris leur danse tranquille, leurs congénères les plus rassasiés s’étaient réfugiés dans un coin, à l’abri, derrière des rochers. Une journée ordinaire pour eux, pimentée par un petit extra.
En dépit des traumatismes psychologiques qu’affronteraient Philippe et Lucas dans les semaines à venir, une image resterait gravée à tout jamais dans la mémoire du père : le regard du plongeur juste avant l’attaque des dents de la mer.
Celui du défi.