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— Lieutenant Sharko ? Marcus Malmaison.

Assis derrière son bureau, Sharko colla son téléphone à son oreille.

— Marcus… Je vous écoute.

— Mes recherches de la journée ont été fructueuses, et les années passées n’avaient heureusement pas effacé toutes les mémoires. Je n’ai réussi à contacter que trois familles mexicaines liées aux personnes décédées à l’époque, mais c’est suffisant, car leurs souvenirs mènent tous au seul et même nom : Plasma Inc. Il s’agit d’un centre de collecte de sang situé à un kilomètre à peine de la frontière, dans Texas Avenue, à El Paso…

Sharko nota et entoura l’information sur une feuille. Il signifia à Lucie, avec qui il s’apprêtait à partir, de se rasseoir. Il était plus de 20 heures.

— … J’ai également pu joindre, après quelques péripéties que je vous épargne, Alexander Wallace, qui coule depuis cinq ans une retraite paisible au Texas. Il a poursuivi jusqu’au début des années 1980 le travail de Harold autour du sang mais n’a jamais réalisé de reportage. Je l’ai senti gêné lorsque je lui ai demandé pourquoi il avait abandonné. Je pense qu’il a subi de nombreuses pressions et que des portes se sont fermées lorsque le scandale du sang contaminé a éclaté… Mais, même de loin, même après tant d’années, il est toujours resté connecté au sujet.

— Il connaissait Plasma Inc. ?

— Il connaît, vous voulez dire, car Plasma Inc. existe toujours, et il s’était déjà rapproché d’eux à l’époque. Il a tout de suite réagi et m’a raconté tout ce qui va suivre. Écoutez bien. Ce centre appartient en fait au réseau Plasma Link, dont les établissements sont implantés dans les grandes villes situées le long de la frontière mexicaine. Le nombre de ces établissements a grandi au fil des ans. Les vampires ont toujours soif et exploitent aujourd’hui, en 2015, plus que jamais la misère humaine. Ce n’est pas qu’une légende finalement, ils sont bel et bien immortels…

Sharko entendit un bruit de couverts. Malmaison était sans doute à table.

— … D’après Wallace, Plasma Link appartient lui-même à White Heaven Capital, une importante société de capital investissement située à Wall Street. WHC détient de nombreuses sociétés très différentes dans des domaines variés comme l’automobile ou l’électroménager, mais elle est surtout en lien étroit avec l’industrie du sang. Outre Plasma Inc., elle possède un laboratoire de fractionnement, Blood Med, ainsi qu’un laboratoire de recherche sur l’élaboration de produits servant à sécuriser le circuit de sang, Cerberius. Ils fabriquent des poches, des filtres, ce genre de trucs.

Sharko écrivait et dessinait au fur et à mesure pour s’y retrouver dans cette nébuleuse.

— … Pour vous donner une idée de la formidable éthique de WHC, voici ce que Wallace a rapporté à leur sujet, et ces informations datent d’il y a à peine deux ans : à travers son réseau de collecte, Plasma Link récupère du sang en « offrant » aux donneurs pauvres des bons de nourriture ou des bons d’achat. La loi interdisant aujourd’hui le don payant, il fallait trouver une parade. Ces centres sont très bien organisés, ils disposent même de plusieurs bus de collecte garés sur les parkings à proximité du passage de la frontière. Des rabatteurs vont faire de la retape dans les files d’attente. Une fois ferrés, les donneurs sont amenés vers les centres, remplissent des déclarations sur l’honneur qu’ils sont en bonne santé, sans aucun contrôle médical, et se font pomper le sang en toute légalité…

Robillard fit un signe à Lucie et Franck : il rentrait chez lui. Le papier du juge d’instruction afin de briser l’anonymat des donneurs de sang n’arriverait que le lendemain matin. Sharko le salua d’un geste de la main et se concentra sur la voix de Malmaison.

— … Les poches de sang issues de chaque centre de collecte remontent vers Plasma Link, puis sont ensuite traitées par Blood Med, qui les fractionne et les transforme. Les produits obtenus sont revendus aux malades souffrant de pathologies graves comme l’hémophilie, des brûlures, la sclérose en plaques, ou encore des maladies immunitaires… Vous me suivez toujours ?

— Oui, je prends des notes.

— Très bien. Par l’intermédiaire de courtiers travaillant là encore pour le compte de WHC, les prix sont maintenus artificiellement élevés via une pénurie sciemment organisée. L’un des produits fabriqués par Blood Med, l’immunoglobuline intraveineuse, vaut deux fois le prix de l’or sur le marché. Deux fois, lieutenant ! Le coût de ces produits est si exorbitant que les assurances médicales aux États-unis refusent de plus en plus de les rembourser. Vous vous doutez bien que WHC se soucie peu des centaines de milliers de malades mis en danger par ses actions peu ragoûtantes. On est au cœur du lobbying, du profit, on est dans le poumon même de l’économie capitaliste. Pour la petite anecdote, WHC a annoncé, il y a quelques mois, près de 2 milliards de dollars de résultat rien que pour la branche Plasma Link. Les actionnaires crient de joie. WHC avait acheté l’entreprise il y a quatre ans pour 100 millions de dollars, le bénéfice a donc été multiplié par vingt grâce notamment à ces histoires de spéculation autour du sang. Vous vous rappelez, quand je vous parlais du baril de pétrole brut ? Remplacez le baril de pétrole par un baril de sang, ça fonctionne…

Sharko observa le schéma qu’il avait dressé.

Franck saisissait mieux les enjeux autour du sang et, quand on parlait d’or rouge, ce n’était pas une image. Son schéma suintait le fric. Peu importait l’état physique des donneurs en début de chaîne ou des malades en bout de circuit, peu importait qu’ils crèvent d’anémie ou de leur maladie du sang. Un brouillard d’entreprises et de financiers exploitaient la misère et la transformaient en actions immatérielles qui grimpaient sur les marchés. Point barre.

Amer, il se focalisa sur son seul point d’entrée dans le système : là où des individus avaient été frappés par quelque chose, à la fin des années 1970, probablement suite à leur passage dans le centre de collecte d’El Paso.

— J’aurais besoin d’un dernier petit coup de pouce. Vous serait-il possible, par votre contact, de me fournir tout ce que vous pouvez sur le centre Plasma Inc. d’El Paso, à l’époque de la contamination ? Qui gérait l’établissement ? Qui y travaillait ? Qui s’occupait des donneurs ? Nous pourrons peut-être retrouver l’un des membres du personnel, je sais que ce n’est pas simple, que c’est loin, tout ça, mais c’est notre seul angle d’attaque. Des dizaines de Mexicains ont été contaminés, et vu ce qui se passe aujourd’hui, je me dis que ce n’était peut-être pas involontaire.

Malmaison répondit du tac au tac :

— J’aurais dû y penser moi-même, je vais recontacter Wallace. Pour tout vous dire, votre affaire m’excite. La voie que vous explorez est certes à l’opposé de celle de mes petits-gris, mais j’aimerais bien voir où elle va nous mener.

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