— Là…
Nicolas se tenait debout devant un écran dans le poste de surveillance du parking, les cheveux en pétard, un bonbon à la menthe dans la bouche et une tête à faire peur. Des bourdonnements résonnaient encore au fond des oreilles. Sur le moniteur, il se vit de dos avec l’inconnue, démarche en zigzag au bas de la cage d’escalier, avant de disparaître vers un coin du parking. Le gardien sélectionna une autre caméra, mais il ne parvint pas à entrevoir les visages.
— On n’aura rien de mieux.
Portières qui s’ouvrent, leurs silhouettes qui s’effacent à l’arrière du véhicule. Le flic avait laissé sa carte tricolore bien en évidence sur le bureau, pour éviter les remarques désobligeantes du type.
— Accélérez.
Les minutes défilèrent. Quinze, vingt…
— Stop !
Une autre silhouette apparut dans le champ de la caméra, de dos et par la gauche. Un long imper noir lui descendait jusqu’à mi-mollets et semblait voler derrière elle, tant elle se déplaçait vite. Un parapluie incliné au-dessus de la tête, si bien qu’elle restait dans l’ombre.
— Un parapluie ouvert dans un parking, j’ai jamais vu ça, commenta le gardien. Et il n’a pas plu hier, en plus, si mes souvenirs sont bons.
Ainsi, Nicolas n’avait pas rêvé : il y avait bien eu une seconde présence qui se cachait des caméras.
— Vous ne pouvez pas faire un arrêt sur image et zoomer ?
Le gardien essaya, sans succès : le parapluie noir faisait obstacle. Il remit la vidéo en route. Deux secondes plus tard, l’individu s’engouffrait, lui aussi, à l’intérieur de l’habitacle.
Le flic se rappelait vaguement ce visage effroyable penché sur lui. Les iris d’un rouge sanguin, ce crâne déformé, cette denture semblable à un paquet de cure-dents renversés. Qui était ce monstre ? Qu’était-il venu faire dans sa voiture ? Impossible de s’en souvenir.
Trois minutes plus tard, la fille et l’homme ressortaient, chacun d’un côté du véhicule, visage orienté au sol, toujours ce parapluie ouvert au-dessus du crâne pour lui. Le gardien eut beau jouer avec les différentes caméras, jamais les faciès n’apparaissaient.
Nicolas s’était fait baiser, dans tous les sens du terme.
Il ne demanda pas à récupérer les vidéos, hors de question d’ajouter ça à l’instruction. Il avait merdé grave, et valait mieux laisser la parenthèse se refermer. Tant pis, son épopée nocturne resterait en dehors du cadre de l’enquête.
Il rentra chez lui, s’attarda sous les jets brûlants de la douche, comme une purge. Il observa chaque parcelle de sa peau dans le miroir. Il se sentait sale, bafoué, piégé comme un bleu par une espèce de sentinelle, une gardienne du temple qui avait peut-être vu sa tête dans un journal ou un coin d’écran de télévision. Ou qui avait juste senti l’odeur du flic. Peut-être avait-elle appelé la seconde silhouette, cette ombre insaisissable au visage de monstre. Nicolas se demanda s’il devait son délire aux drogues ou si cette face inhumaine avait bien été réelle.
La piste du B&D Bar partait en fumée, plus aucun membre de Pray Mev ou cygne noir n’y remettrait les pieds. Qu’est-ce qu’il était allé faire là-bas ? Qu’avait-il espéré découvrir de plus que Jacques ?
Certes il avait pris le risque de se faire pincer, mais il avait joué bien plus gros : sa santé. Ces cygnes noirs qui baisaient à tout-va et flirtaient avec les échanges sanguins devaient être de vrais sacs à virus.
Il mit un petit sachet de coke au fond de sa poche, histoire de s’allonger un rail en cas de coup de mou et se contenta de fourrer son stock restant dans l’armoire à pharmacie, sans précautions particulières. Plus personne ne fichait les pieds chez lui, de toute façon. Il affronta son reflet dans le miroir. Bien sûr, qu’il se dégoûtait, qu’il songeait chaque jour à tout arrêter. Mais tous les alcooliques et les drogués du monde ne pensaient-ils pas comme lui ?
Dans la cuisine, il se fit un bain de bouche mentholé, avala un café et le Dafalgan qui allait avec, se substituant au sucre, puis posa son verre d’eau à côté de la vaisselle qui s’accumulait dans l’évier. Léger mal de crâne qui disparaîtrait d’ici dix minutes, à l’instar de sa nuit de cauchemar.
Il revint au 36 à 11 heures et des poussières. Seuls Robillard et Sharko étaient dans l’open space, le nez baissé derrière leur écran. Sharko avait des cernes comme des pneus, qui montraient bien qu’il prenait de l’âge. Sale nuit pour lui aussi, visiblement. Qu’est-ce qu’il foutait là, le cul encastré dans sa chaise ? D’ordinaire, il aurait navigué entre salle d’autopsie, appartement de Mélanie Mayeur, lieux proches du crime. Un vrai chien fou. Et pas aujourd’hui ? Ça ne lui ressemblait pas, il vieillissait mal.
Les deux hommes échangèrent un regard sans se parler et, pour la première fois depuis des années, ne se serrèrent pas la main. La rupture était actée.
Tasse de café aux lèvres, Nicolas se plongea dans le dossier de l’OCDIP concernant la disparition de Laëtitia Charlent. Des queues de cerise à se mettre sous la dent : disparition signalée le 12 mai, enquête confiée au commissariat d’Athis-Mons, puis à l’OCDIP quatre jours plus tard. Aucune piste jusqu’à l’apparition de cet Anatole Caudron. Le policier, tout juste en retraite, aurait continué à enquêter dans son coin et consulté, avec l’appui d’un collègue du commissariat d’Athis du nom de Simon Cordual, le fichier des immatriculations puis le fichier des infractions. Le STIC lui aurait alors révélé que Ramirez avait été incarcéré pour une tentative de viol.
S’était alors ensuivi ce que Nicolas savait déjà : Caudron prévient l’OCDIP, indiquant que la camionnette d’un individu appelé Julien Ramirez, déjà inculpé pour tentative de viol, a été vue les 23 avril et 2 mai, la première fois dans une rue proche de celle des Verger, et l’autre à proximité du foyer pour jeunes où la fille tuait son temps libre. Ramirez est alors interrogé comme simple témoin et allonge un alibi en béton pour l’après-midi de la disparition.
Le capitaine de police referma le dossier avec deux objectifs en tête. Et d’un, se rendre chez les Verger pour mieux cerner la personnalité de Laëtitia. Pourquoi Ramirez ou son complice l’avait-il choisie, elle ? Entretenait-elle un rapport particulier avec le sang ? Avait-elle des tendances satanistes ? Fréquentait-elle un groupe ? Pouvait-elle être, comme suggéré par Sharko, un cygne noir, ou devait-elle sa disparition au simple fait d’être réunionnaise ?
Et de deux, il allait falloir interroger ce flic retraité qui disposait peut-être d’éléments importants pour leur enquête.
Lors d’un premier coup de fil, il fixa un rendez-vous avec Caroline Verger. Sharko, derrière son ordinateur, était tout ouïe, il observait aussi chaque geste de son collègue, la manière dont ses yeux se plissaient à la lecture du dossier… Il l’entendit appeler le portable d’Anatole Caudron dont le numéro était notifié dans le dossier de l’OCDIP. Le vit raccrocher, chercher sur Internet, appeler le commissariat d’Athis pour trouver un moyen de joindre le flic retraité.
— Mince. Une crise cardiaque… en juillet… OK, merci…
Sharko le vit soupirer en raccrochant, et ça lui réchauffa le cœur après sa nuit catastrophique. Maintenant qu’il savait pour la mort d’Anatole, peut-être Bellanger allait-il abandonner la piste ? Ne pas se rendre chez la tante de Lucie ?
Manien passa en coup de vent et, téléphone calé dans le cou, en pleine conversation, déposa un paquet de feuilles sur le bureau de Robillard. Il remarqua à peine la présence des trois flics. Sharko sentit son cœur partir dans les tours quand il vit son collègue musculeux s’emparer du dossier. Il se leva et lorgna en coin vers le paquet : « DPP du TGI de Bobigny », était-il inscrit en gros, au marqueur noir, sur la première feuille.
Il s’enferma dans les toilettes et frappa du poing devant lui.
Lorsqu’il revint au bureau, Nicolas avait enfilé son blouson et, bien sûr, feuilletait le dossier, debout devant le bureau de Robillard. Franck regagna sa place avec l’envie de lui loger une balle entre les deux yeux. À voir la façon dont Bellanger scrutait les pages, sourcils froncés, et orientait ses yeux vers lui sans bouger la tête, il comprit que tout pouvait voler en éclats sur-le-champ.
Nicolas referma le dossier du TGI, resta immobile et fixa Pascal.
— Tu t’amènes ? On va chez la famille d’accueil de Laëtitia Charlent…
Robillard, surpris par la requête — son collègue était plutôt du genre à faire cavalier seul sur ce genre de mission —, finit par acquiescer et se leva. Avant de s’engager dans le couloir, Bellanger prit le dossier sous le bras, accorda un regard blessant comme un chardon à Sharko, puis les deux hommes disparurent.