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En ce début de soirée, ils étaient quatre autour de la table. Deux adultes, deux enfants. Une famille unie, de classe moyenne, avec ses hauts et ses bas — surtout ses bas. Sharko observait ses deux fils, confortablement installés sur leurs chaises évolutives, le nez plongé dans leur purée. Il avait toujours veillé à ce qu’ils ne manquent de rien, quitte à se serrer la ceinture. Il les voyait déjà entrer à l’école primaire — celle des grands, puis affronter le collège où ils connaîtraient leurs premiers émois amoureux, les premiers échecs, aussi. Plus tard, l’un s’orienterait peut-être vers la médecine, l’autre vers l’architecture ou l’aviation. Mais peu importait le métier : chacun à leur manière, ils aideraient le monde à tourner, ils accompliraient de beaux projets, auraient une vie dont lui, leur père, serait fier, avant qu’arrivent les petits-enfants, le plus nombreux possible pour égayer la maison. Avec Lucie, ils auraient tous les deux des cheveux blancs, des os fatigués, mais ils seraient heureux. Sharko ne demandait rien de plus. Juste un bonheur simple, accessible, auquel chacun sur cette Terre devrait avoir droit.

Il secoua la tête quand il entendit le téléphone de Lucie vibrer. Retour à la réalité, celle où des salopards polluaient le sang et contaminaient des innocents, la tête farcie de convictions débiles.

Lucie décrocha, tandis que Janus léchait les doigts chargés de purée que lui tendait Jules. Sharko comprit que Jaya était à l’autre bout de la ligne, que Nicolas, après avoir débarqué ici la veille, venait d’aller frapper à la porte du domicile de leur nounou. Elle ne l’avait pas laissé entrer, mais elle paniquait, désormais : comment avait-il obtenu son adresse ? L’avait-il suivie ? Il était plus de 20 heures ! Lucie la rassura du mieux qu’elle put : Nicolas était policier et ne lui ferait jamais de mal. Son doigt tremblait lorsqu’elle appuya pour raccrocher.

Franck se leva d’un coup, chassant si fort sa chaise sur le côté que les jumeaux sursautèrent. Il n’avait pas touché à son assiette.

— Je vais le tuer. Je te jure que je vais le tuer.

Il se précipita sur ses clés de voiture et se dirigea vers la sortie. Lucie fonça pour lui faire barrage, elle avait vu la veine s’épaissir sur son front et était terrifiée de voir ses yeux si noirs : les mêmes que ceux apparus dans la cave de Ramirez.

— Non, Franck !

— Tu crois que je vais le laisser continuer ? Pousse-toi !

— Je ne bougerai pas. Reste ici, je t’en prie. Il n’a rien, aucune preuve, il cherche seulement à nous pousser à bout.

— C’est fait !

Sharko força le passage. Il la poussa d’un geste sec et disparut dans la nuit. Lucie jaillit, tenta d’ouvrir la portière, mais Sharko avait déjà enclenché la marche arrière. Les gravillons giclèrent. Dix secondes plus tard, le moteur hurlait dans la rue. Lucie se précipita vers le tiroir fermé à clé où ils rangeaient leurs armes. Sa poitrine se serra.

Il ne restait qu’un pistolet : le sien.

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