Une heure plus tard, il fourra au fond de son coffre un gros sac-poubelle contenant le scalpel, la bâche comprimée sur le visage de Lucie, le portable brisé, le pistolet P30, les vêtements de Ramirez dans lesquels il avait enroulé le chat qu’il avait dû achever par étouffement, seul moyen d’abréger ses souffrances. Il avait débarrassé l’animal de la plupart de ses sangsues, dont il s’était servi pour sa mise en scène.
Le ciel se gorgeait de nuages, l’air était humide et électrique, presque orageux, mais il ne pleuvrait pas. Tant mieux. Protégé par l’obscurité, Sharko avança avec prudence au bord de la petite route qui longeait la maison. Pas âme qui vive. Il observa les alentours. Les champs frissonnaient, la forêt promenait ses ombres inquiétantes sur les reliefs. Tout là-bas, au loin, la nationale 20, sordide ruban d’asphalte, éventrait la nuit. Deux, trois véhicules s’élançaient à sa conquête. L’isolement de l’habitation de Ramirez, l’absence de voisins ou de passants : le flic prit cela comme un nouveau signe d’encouragement.
Il récupéra les clés de l’Audi dans la maison, défit le frein à main et la poussa vers l’arrière. Hors de question de se mettre au volant et de semer des traces biologiques faciles à repérer dans un espace clos et propre. Il suffisait de perdre un cil, une squame de peau, un cheveu… La sportive mordit la moitié de la route. Les voitures ne pourraient circuler qu’en se décalant sur le bas-côté. Nul doute que, dès le lendemain matin, à l’heure de pointe, les automobilistes gênés avertiraient la police.
Que faire des clés de voiture ? Les abandonner sur le contact ? Les remettre dans la maison ? Sharko essayait d’imaginer la réaction des collègues qui découvriraient la scène, et dont il ferait partie si tout se déroulait comme prévu. Il décida de les glisser dans sa poche.
Après avoir laissé la porte d’entrée entrouverte, il grimpa dans son véhicule, observa une dernière fois la maison dans le rétroviseur — n’avait-il rien oublié ? — et démarra, l’imperméable boutonné, pour dissimuler les traces de sang sur sa chemise et son pantalon : un assassin emportait toujours un peu de sa victime sur lui, et Sharko n’avait pas dérogé à la règle.
Il privilégia les petits axes routiers, opéra un sérieux détour par la forêt de Verrières, se gara dans un recoin, continua à pied à travers les arbres, le sac-poubelle dans une main, un bidon d’essence trouvé à la cave dans l’autre. Au milieu des bois, il fit un tas avec le contenu du sac et le chat. Arrosa le tout. Face aux flammes, il s’efforça de garder en tête le sourire de ses jumeaux — il les voyait tourner dans le sable, jouer au bord de la mer en criant — pour supporter chacun de ses gestes. Là, immobile une poignée de minutes, il prit le temps de souffler et de réaliser que rien ne serait jamais plus comme avant. Avec Lucie, ils passeraient désormais le reste de leur vie à marcher en équilibre sur un filin tendu au-dessus d’un gouffre. Au moindre coup de vent, la chute les aspirerait.
Le chat ne brûla pas en totalité, alors Franck enfouit ses restes calcinés sous les feuilles de la fin de l’été. Il reprit la route, stoppa cinq kilomètres plus loin, lança la clé de l’Audi et le scalpel dans un égout. Bon Dieu, tout cela lui paraissait interminable. Il appela Lucie pour lui signaler qu’il rentrerait bientôt. Quand il raccrocha, il se rendit compte à quel point ses mains tremblaient : elles négociaient, en ce moment même, le poids de leur avenir à tous les quatre.
Nerveusement épuisé, il poursuivit sa course sanglante à pied, le long de la Seine, au niveau de Choisy-le-Roi. Longea une volée de lampadaires, dont la lueur bleutée éclaboussa son imperméable. Devant lui, la Seine bruissait, charriant des eaux noires comme des fonds d’obus. Sharko pensa au Styx, ce fleuve mythologique qui séparait le monde terrestre des Enfers, il avait l’impression d’errer sur ses eaux, sans possibilité de marche arrière. Désormais protégé par l’obscurité quasi totale, il se débarrassa du P30 de Ramirez et, le pas vif, égrena les neuf balles restantes du chargeur tous les cinquante mètres environ, avec une curieuse sensation ancrée en lui : il avait peut-être omis un détail ?
Il prit de nouveau la route dans un frisson : le doute insinué en lui devait être normal. Non, il n’avait rien manqué, il le savait. Avec autant d’années de métier, ces centaines de scènes de crime vues et analysées, comment aurait-il pu se tromper ?
Le calvaire se termina au fond de son garage. Il se déshabilla, se vêtit d’une blouse bleue qu’il utilisait pour les menus travaux de peinture ou de tapisserie, forma un tas avec ses vêtements maculés et y mit le feu à même le béton. Les flammes dansèrent bien vite devant ses yeux. Il observa la combustion de sa cravate rayée et de son costume anthracite, celui des grandes victoires. Un cadeau de Suzanne, sa première femme décédée des années plus tôt. Tout partait en fumée, comme la fin d’une histoire, et Sharko y vit un sombre présage.
Lucie lui apporta le dossier d’Anatole. Il jeta les feuilles une à une dans la gueule du feu, fixa le visage lumineux de la jeune Laëtitia. Il l’abandonnait à son terrible sort, sans doute, mais avait-il le choix ? Les flammes la dévorèrent, à la même vitesse que la rancœur et le dégoût consumaient le cœur de Sharko. Coupables.
Puis il considéra la balle issue de l’arme de Lucie au creux de sa main, ce morceau de plomb chemisé de cuivre et arracheur de vie. Il saisit une masse et frappa, frappa, frappa, dans un grognement animal, le front trempé, jusqu’à réduire le projectile en miettes.
Lorsqu’il se retourna, haletant, Lucie se tenait pétrifiée derrière lui, fixant les yeux fous de son homme.