77

Matthieu Chélide — on l’appelait M. — , anatomopathologiste à la Pitié-Salpêtrière, travaillait régulièrement en collaboration avec les médecins légistes de l’IML de la Rapée. Un grand spécialiste de l’étude des lésions des organes et des tissus, bardé de diplômes, encyclopédie vivante de la médecine, qui s’adonnait à sa passion pour le rock dès qu’il sortait de l’hôpital. Bagues aux doigts, veste en cuir cloutée, tee-shirts à l’effigie de Kurt Cobain ou de Dolores O’Riordan.

Ce jour-là, dans la salle d’autopsie, il exerçait ses fonctions et portait le masque, les gants, la charlotte, tout comme Chénaix et Lucie. En retrait, sur la table métallique, Vincent Dupire, crâne ouvert, ressemblait à une carcasse abandonnée par un lion repu et cuite par le soleil d’Afrique.

— N’approchez pas sans protections, fit-il à l’intention de Manien en désignant une tenue à gauche de l’entrée.

Manien, qui venait d’arriver, alla se vêtir. Il échangea un regard avec Lucie et s’avança vers la paillasse où Chélide et Chénaix travaillaient. Le légiste affichait un visage grave, lui qui était d’ordinaire plutôt jovial, et avait insisté pour que le chef de groupe vienne en urgence, deux heures après l’arrivée de Lucie. De fines tranches de cerveau baignaient dans un liquide translucide, au fond de deux bacs d’acier. Sur l’un était étiqueté « Vincent Dupire » et sur l’autre « Julien Ramirez ».

— Je vous demanderais de ne surtout toucher à rien, attaqua Chélide, on ne sait pas encore comment la maladie peut se transmettre.

Manien écarquilla les yeux.

— La maladie ?

— Avez-vous déjà entendu parler des maladies à prions ?

Manien et Lucie secouèrent la tête, l’œil rivé sur ces morceaux blanchâtres qui avaient abrité la mémoire, les émotions, les déviances des deux sinistres assassins. Ça faisait toujours aussi bizarre de se dire que tout ce qu’ils étaient en tant qu’êtres humains — bons ou mauvais, gais ou tristes… — se résumait à ce brouillard de neurones se transmettant des signaux par impulsions électriques.

— Je vais essayer de faire au plus simple. Ce sont des maladies rares, caractérisées par une dégénérescence du système nerveux central et la formation d’agrégats d’une protéine spécifique, le prion, dans des zones bien précises du cerveau. On les appelle aussi des encéphalopathies subaiguës spongiformes transmissibles. Je sais, c’est un nom barbare, mais si je vous dis Creutzfeldt-Jakob, cela devrait davantage vous parler.

— La maladie de la vache folle, répliqua Lucie.

— Exactement, la MCJ est une maladie à prions. Ces maladies sont dues à l’accumulation dans le cerveau d’une protéine mal conformée, la fameuse protéine prion. Évolution rapide, souvent fatale, absence de traitement : il n’existe aucune parade pour freiner l’évolution du mal. En général, ces maladies se développent chez l’adulte et se caractérisent d’ordinaire par une démence progressive, à laquelle s’ajoutent des signes neurologiques : troubles de la coordination des mouvements, problèmes visuels, crises d’épilepsie…

Lucie se rappelait bien ces images relayées d’un bout à l’autre du monde : des vaches tremblantes, incapables de tenir sur leurs pattes. Elle se souvenait également de ces élevages entiers abattus en Angleterre dans les années 1980 ou 1990, de tous ces gens qui, suite à des cas humains, avaient stoppé net la consommation de viande rouge. Une vraie crise sanitaire.

— … Aujourd’hui, on connaît trois types principaux d’encéphalopathies humaines : la variante de la maladie de Creutzfeldt-Jakob, le syndrome de Gerstmann-Straüssler-Scheinker, qui crée des plaques amyloïdes dans le cervelet, et l’insomnie fatale familiale, qui prive les personnes atteintes de sommeil et qui finit par les tuer.

De la pointe d’un scalpel, le spécialiste désigna les infimes zones touchées, dans la complexité de l’encéphale de Ramirez.

— On le voit mieux au microscope car la surface impactée est très petite, mais l’aspect est spongieux, criblé de trous minuscules, caractéristique d’une encéphalopathie type variante de Creutzfeldt-Jakob. Les premiers résultats du labo montrent la présence d’une protéine prion pathologique. Vu la zone du cerveau concernée, et aussi hallucinant que cela puisse paraître, il semblerait qu’on ait affaire ici à une forme de maladie à prions encore inconnue.

Il rapprocha les deux bacs.

— Regardez les échantillons. Deux personnes différentes, atteintes au même endroit, au niveau de ce qu’on appelle les noyaux centraux situés dans le lobe temporal. Il…

— Où ça au niveau des noyaux centraux ? le coupa Lucie. La partie médiane ? Les amygdales ?

Chélide la fixa avec étonnement.

— Précisément à cet endroit, en effet. Comment le savez-vous ?

— J’ai discuté il y a quelques jours avec une femme qui doit se faire opérer d’ici deux à trois semaines afin qu’on analyse cette zone, justement. Elle ne présente plus aucun symptôme lié à la peur. Les IRM révèlent que ses noyaux centraux semblent atteints par… un mal encore indéfini. Et elle n’est visiblement pas la seule.

Lucie se rappelait le visage de Ramirez plaqué contre le sien. Celui de Dupire, avant qu’il se fasse flamber sans l’once d’une hésitation. « Vous croyez que vous nous faites peur ? » avait-il lancé avant de mourir. Cela signifiait-il que Ramirez et Dupire aussi ne ressentaient plus la peur, eux non plus ?

Matthieu Chélide sembla désarçonné par les propos de Lucie. Une maladie jamais rencontrée auparavant se développait en cachette sous des boîtes crâniennes anonymes. Sans l’enquête de la police, la rigueur des autopsies et l’insistance de Chénaix pour obtenir des examens, il serait passé à côté.

— Combien de cas ? demanda-t-il d’une voix blanche.

— Au moins trois aléatoirement répartis sur le territoire, sans compter ces deux-là, répliqua Lucie. Mais j’ai bien peur que ce ne soit là que la partie émergée de l’iceberg et qu’il y en ait beaucoup plus. Il y aurait eu de surcroît, d’après nos découvertes, une manifestation de la maladie fin des années 1970, début des années 1980, au Mexique.

— Il faut que je joigne d’urgence ces personnes touchées en France.

— À notre connaissance, une seule est vivante, elle est en fauteuil roulant.

Lucie sentait la tension dans la salle et l’extrême gravité de la situation. Des monstres et des victimes, frappés par le même mal. Comment avaient-ils attrapé cette maladie ? D’où venait-elle ? Elle désigna les tranches d’encéphales.

— C’est quoi, exactement ? Un virus ?

— C’est compliqué, aujourd’hui encore, on ne connaît pas tous les mécanismes exacts des maladies à prions. Disons qu’un prion n’est ni un virus, ni une bactérie, ni un parasite. Ce n’est pas un organisme vivant, mais il peut se transmettre. Il est un agent infectieux dénué d’acides nucléiques, mille fois plus petit qu’un virus classique, il n’est pas reconnu par le système immunitaire, c’est ce qui le rend aussi redoutable. À la base, il est présent dans tous les mammifères — c’est une protéine impliquée dans le fonctionnement des cellules —, mais un brusque changement dans sa structure le rend pathogène…

Il baissa son masque, se passa une main de plomb sur le visage. Lui non plus n’avait pas dû dormir beaucoup après ses découvertes.

— … Les prions mal formés s’agrègent entre eux et forment des dépôts qui se multiplient à l’intérieur et à l’extérieur des cellules du cerveau, perturbant leur fonctionnement et leurs mécanismes de survie. Dans sa forme anormale, la protéine prion est capable de transmettre son anomalie : à son contact, une protéine prion normale adopte à son tour une forme anormale.

— Un effet domino.

— Oui, qui favorise la propagation de l’anomalie de proche en proche, d’abord au sein d’un neurone, puis d’un neurone à l’autre. C’est une armée de tueurs de cellules cérébrales qui se dresse et ronge le cerveau.

— Et… ces prions qui nous concernent ici pourraient détruire seulement cette zone minuscule des amygdales, et pas les autres ?

— Il n’y a pas de règles en matière de maladies. Par exemple, les prions de l’insomnie fatale familiale s’attaquent uniquement aux noyaux dorsomédians et antérieur du thalamus, annihilant ainsi les fonctions du sommeil. Pour quelle raison ils se confinent en particulier dans cette zone, on l’ignore, mais c’est comme ça. Alors pourquoi pas les amygdales des noyaux centraux, dont la dégénérescence modifierait ainsi les comportements liés à la peur ?

Tout se mélangeait dans la tête de Lucie — la pathologie gravissime du vampyre gourou, les enlèvements, la secte Pray Mev —, mais elle essaya de rester concentrée sur les révélations cruciales de Chélide. Dans ces tranches de cerveaux malades se cachait l’une des clés de leur enquête.

— Deux individus complices souffraient de cette même maladie, avança-t-elle. Il y a forcément eu contact, transmission. Comment ça s’attrape ?

Elle avait sa petite idée, mais préféra laisser parler Chélide.

— Là encore, ça dépend. L’insomnie fatale familiale est d’origine purement génétique, la mutation d’un gène entraîne l’apparition de mauvais prions. Il en va de même pour le syndrome de Gerstmann-Straüssler-Scheinker. Autrement dit, ces maladies ne sont pas transmissibles. Mais ce n’est pas le cas ici, semble-t-il. Si on range notre nouvelle maladie dans celle du genre variante de la maladie de Creutzfeldt-Jakob, c’est différent, et s’il y a eu une telle panique à l’époque, c’était non seulement parce que la maladie se propageait de bovin à bovin, mais qu’il y avait eu une transmission de bovin à homme, puis d’homme à homme. Ce qui rend cette maladie d’autant plus redoutable, c’est la période d’incubation aléatoire, qui peut aller de quelques mois à plusieurs dizaines d’années. Donc il n’est pas impossible que des personnes contaminées à la fin des années 1990 déclarent la maladie de la vache folle aujourd’hui.

Il s’éloigna des bacs d’acier et incita ses interlocuteurs à faire de même. Une fois ses gants ôtés, il se lava les mains à grand renfort de savon.

— Les tissus les plus à risque, capables de transmettre le prion anormal de la variante de la MCJ, sont principalement ceux issus du système nerveux central. Rappelez-vous les origines de la maladie de la vache folle : années 1980, une épidémie d’encéphalopathie spongiforme bovine frappe les élevages du Royaume-Uni depuis des mois. On ne comprend pas le mode de transmission immédiatement, et on finit par découvrir que la propagation de cette maladie à prions, qui touchait plusieurs dizaines de milliers de bêtes chaque année, était sans doute due à l’utilisation de farines animales, produites à partir de carcasses et insuffisamment décontaminées. Dans ces farines, il y avait des tissus cérébraux, porteurs des prions mal formés. Pour vous donner une image simple mais qui résume bien la situation, les vaches saines mangeaient en quelque sorte le cerveau de vaches malades et devenaient elles-mêmes malades.

Lucie eut soudain une image vive en tête : Mev Duruel, en train de dévorer des organes d’animaux lorsqu’elle avait été recueillie par le spécialiste des araignées… Ses tendances anthropophages… Et ses tableaux avec ses personnages indifférents à la mort. Des indigènes touchés, eux aussi, par cette maladie ? Des cannibales sains, qui auraient mangé le cerveau d’individus malades, propageant ainsi le mal ?

Elle n’eut pas le temps de prolonger sa réflexion, car Chélide l’interrompit :

— Mais le système nerveux central n’est pas le seul mode de propagation. La bile, les intestins, le système lymphatique sont des vecteurs, de même que la transmission par voie sanguine. C’est pour cette raison que toutes les personnes qui avaient séjourné en Angleterre durant la crise de la vache folle ont été interdites de dons du sang en France, par exemple. On voulait limiter les risques de transmission de la maladie par transfusion et…

À ce moment-là, la porte du sas s’ouvrit sur la silhouette massive de Sharko, dont la voix claqua dans la salle comme un coup de clairon.

— Tous les membres de Pray Mev sont probablement touchés par le problème au cerveau. Et je crois que, depuis trois ans, ils sont en train de répandre en connaissance de cause la maladie en arrosant les hôpitaux de leur sang contaminé.

Загрузка...