Les gyrophares bleus jouaient avec la nuit, leurs lumières gourmandes se propageaient loin dans les champs et flashaient la sinistre grange par intermittence. Ses grandes portes ouvertes crachèrent un groupe d’hommes en uniforme, qui soutenaient de frêles silhouettes emmitouflées dans des couvertures de survie en Mylar. Les femmes, courbées, peinaient à tenir sur leurs membres. Leurs visages en larmes. Jacques Levallois fermait la marche. Il les accompagnerait à l’hôpital.
Nicolas était assis à l’arrière d’une ambulance, l’urgentiste terminait de poser les pansements sur ses cuisses après avoir ôté les deux agrafes. Dupire ne lui avait prélevé qu’environ cent cinquante millilitres de sang, ce qui ne nécessitait pas d’hospitalisation.
Double peine : il avait eu droit aux foudres de Manien, qui lui avait confisqué son arme et sa carte tricolore sur-le-champ. Le chef avait été prévenu par l’officier d’Écully qui, après avoir délivré les informations à Nicolas sur Vincent Dupire, avait douté et voulu s’assurer de l’existence d’une procédure judiciaire derrière ce coup de fil. Les équipes avaient alors foncé jusqu’à l’adresse indiquée.
Dans la police, on jugeait les faits et non les intentions. Nicolas avait agi seul, en dehors de toute instruction, et Manien disposait cette fois de tous les éléments pour le plomber. Mais peu importait : le flic était allé au bout de ses convictions.
Il serra les dents quand on lui colla un strap sur l’arcade sourcilière gauche. Puis il songea à la trace d’aiguille sur sa nuque, aux propos de Dupire : « On avait décidé de ne pas te tuer pour que tu puisses profiter de notre petit cadeau. »
— J’aimerais que vous me fassiez des analyses de sang poussées, y compris les dépistages de tous les types de maladies que vous connaissez. C’est possible ?
— C’est prévu, vu qu’on vous a planté des aiguilles dans le bras. On va éviter de vous reprendre du sang, on a ce qu’il faut en échantillons.
Il termina ses soins, donna des papiers à remplir et alla discuter avec un collègue. Une large silhouette se présenta aux portes du véhicule. Veste bleue, chemise claire, boutonnée jusqu’au col et chiffonnée au niveau de la boutonnière. Franck Sharko s’assit sur le bord de l’ambulance et hocha le menton d’un coup sec vers le pansement qui barrait l’arcade de son collègue.
— Comment tu te sens ?
— Je m’en remettrai.
Nicolas désigna l’autre ambulance qui démarrait.
— Plus facilement qu’elles, en tout cas.
Franck posa sa tête contre la tôle du véhicule dans un soupir.
— Pour ce qui s’est passé dans le bureau de Manien, je n’y suis pour rien, Nicolas. Je te jure sur la tête de mes gosses que ce n’est pas moi qui…
— Peu importe, le mal est fait.
Nicolas essaya de se redresser, mais grimaça en portant une main sur sa cuisse. Il parvint à se traîner jusqu’à l’extérieur.
— Ils ont un projet. Selon Dupire, ces enlèvements ne sont que des dommages collatéraux. Il faut chercher ailleurs.
Il respira une goulée d’air, profitant de la fraîcheur du soir, puis s’alluma une cigarette.
— Avant de s’immoler, il a envoyé un SMS sans doute écrit à l’avance sur son portable. Il y était juste écrit
« Hémorragie »
. Ils savent que leur organisation est en train de partir en vrille. Qu’on est tout près d’eux, maintenant. Et le mec n’a pas hésité à se cramer plutôt que de se faire prendre.
Lucie était au niveau de l’entrée de la ferme, elle discutait avec Pascal. Nicolas l’observa en silence, puis revint vers Sharko.
— La liste, qu’est-ce que ça a donné ?
— Tu devrais rentrer chez toi te reposer.
— Je vais avoir tout le temps, tu ne crois pas ? Ça y est, je ne suis plus dans le coup, alors on estime que je ne dois plus avoir accès aux informations ?
Sharko soupira.
— On en tient cinq sur les treize, sûr, en comptant Laëtitia Charlent. Pour ceux à qui on a laissé des messages, on réessaiera demain si on n’a pas de nouvelles. On progresse bien, et c’est grâce à toi. Ils en tiendront compte. T’as peut-être fait une connerie en venant ici, mais quel flic peut prétendre ne jamais avoir fait de conneries dans sa vie ?
Ils échangèrent un long regard, de ceux qui les avaient tant liés par le passé. Nicolas eut l’impression que cette dernière phrase de Sharko revêtait un sens bien particulier.
— Je n’ai pas besoin d’un psy.
— Tu n’as jamais besoin de rien.
Franck se leva à son tour et fourra les mains dans les poches de son pantalon.
— L’affaire est sensible, ils ne vont pas l’éclabousser avec un scandale autour d’un flic qui se came. T’hériteras peut-être juste de l’obligation de te coltiner une petite cure de désintox et d’un changement de service. Tu…
— Ce n’est pas l’un d’entre eux qui a tué Ramirez. Ce n’est pas un règlement de comptes ni une histoire de vengeance entre membres du clan. Pébacasi est extérieure à tout ça.
— Comment tu le sais ?
— Dupire me l’a fait comprendre. Faut chercher ailleurs. Peut-être moins loin qu’on ne le croie… D’ailleurs, il y a quelque chose que tu voudrais me dire, à ce sujet ?
Ils s’observèrent encore, en chiens de faïence. Sharko secoua la tête.
— Non.
Nicolas acquiesça.
— Très bien. C’est toi qui décides.
Il s’éloigna dans la nuit. Sharko rejoignit sa compagne, indécis. Nicolas lui avait ouvert une porte. Mais que faire ? Tout lui raconter ? Vivre avec l’espoir qu’il ne trahisse jamais leur secret ?
Juste avant qu’ils entrent dans le corps de ferme, le portable de Lucie vibra. Elle fronça les sourcils, montra son écran à Franck et décrocha.
— Nicolas ?
Mais ça avait déjà raccroché. Sharko se retourna alors vers la nuit, les yeux rivés vers le portail de l’entrée. L’ombre de son collègue demeura immobile comme un épouvantail dans le paysage, avant de disparaître. Il posa une main dans le dos de Lucie.
— Ça s’est sans doute déclenché tout seul. Entrons…
Mais Sharko resta un peu en retrait, l’œil toujours fixé vers ce portail. Perturbé, il finit par retrouver Pascal et Lucie dans le salon. L’endroit était froid, nu, un vrai tombeau. Pas de télé, un meuble vieillot, un canapé aux couleurs passées. Mains gantées, Pascal hocha le menton vers la porte ouverte.
— Nicolas rentre chez lui ?
Ils en avaient bien sûr parlé entre eux. La présence de l’IGS avait marqué les esprits, et tout l’étage de la Criminelle était désormais au courant.
— J’en sais rien, répliqua Franck.
— Ce connard de Manien nous ampute d’un membre de l’équipe. On ne fait pas ça quand on est flic, on n’agit pas comme il a agi. Ce mec me dégoûte.
— Il fallait bien que ça craque un jour, va falloir faire avec. Alors ?
— On a fait un premier tour rapide. Il n’y a rien dans cette baraque. Pas de télé, pas d’ordinateur, un frigo avec quelques bricoles pas loin des dates de péremption. L’étage est dans un état pitoyable, jamais rénové : Placo à nu, carrelage cassé. Deux, trois courriers à son nom. Et puis ça…
Il tendit deux fausses cartes d’identité. L’une au nom de Samuel Burlaud, l’autre à celui de François Jaillard.
— Des faux papiers, comme pour Ramirez.
— Ouais…
— Qu’est-ce qu’ils fichent avec des fausses cartes, bon Dieu ?
— Le cheval est en malnutrition. Ou ce type menait une vie de spartiate, ou il ne vivait pas souvent ici. Ce n’est peut-être qu’un lieu de transition où il retenait les victimes.
Ils retournèrent dans la grange. Le corps carbonisé de Dupire avait été levé, mais il restait cette infecte odeur de chairs brûlées et d’essence. Ils agrippèrent l’échelle et descendirent dans l’abri souterrain. Sharko observa les montagnes de nourriture, le lit de camp. Le bourreau dormait-il ici, auprès de ses victimes ?
Il ouvrit le réfrigérateur, s’empara d’une poche de sang et l’observa avec attention. Tous ces kidnappings, ces tortures, ces morts, pour ça… Pourquoi ? Il avança dans la pièce voisine. Les gélules, les ampoules, les compléments alimentaires… Il prit une boîte de comprimés de Tardyferon. Apport en fer, pour lutter contre les anémies, les pertes de sang. Il la montra à Lucie.
— Tu te souviens ? T’avais avalé ça pendant la grossesse des jumeaux.
Lucie acquiesça.
— Pourquoi tous ces médicaments ? demanda-t-elle.
— Ces gens qu’ils enlèvent, ils en prennent soin et ne les tuent pas tout de suite. C’est pour ça qu’il y a des mois entre les kidnappings. Ils les maintiennent en vie ici et ils pompent leur sang. Je pense qu’ils en font des réservoirs vivants, des fournisseurs réguliers en poches de sang. C’est bien plus rentable que de les tuer sur le coup et les vider de leur substance en une fois. Et lorsque les organismes n’en peuvent plus, ils s’en débarrassent.
— Quand tu dis « ils », tu penses à Dupire et Ramirez ? demanda Pascal.
— Oui, mais c’est Ramirez qui s’occupait de la phase finale. Avant de les mettre à mort, il les gardait encore un peu chez lui, dans sa pièce dédiée au diable. Il les enchaînait au radiateur pour les torturer, récupérer leurs larmes, s’amuser un peu… Et quand le moment était venu, il les vidangeait, histoire de ne pas perdre une goutte de sang. C’est pour ça qu’on a retrouvé les corps asséchés. Puis il allait les enterrer ou les jeter dans l’eau.
Sharko revint dans l’autre pièce, s’agenouilla près de la glacière.
— Ramirez et Dupire formaient une équipe chargée de la logistique, en quelque sorte. Ils n’étaient que des fournisseurs de sang Bombay.
— Dans quel but ?
Franck se redressa et se frotta les mains l’une contre l’autre.
— Je compte bien sur les survivantes pour nous apporter la réponse.