Jacques était assis dans une salle de repos proche d’un distributeur de boissons, au troisième étage de l’hôpital de Sens, situé à une vingtaine de kilomètres de la ferme. À minuit passé, il carburait au Coca bien sucré, afin de s’injecter un peu d’énergie. Il adressa un lent mouvement de bras à Sharko et Lucie lorsqu’il les aperçut.
— Quand les nuits interminables se succèdent et se ressemblent… Parfois, je me demande ce que je fiche ici. Heureusement que je n’ai pas de mômes ni aucune femme qui m’attendent à la maison. Je ne sais pas comment vous faites, tous les deux.
— Nous non plus, pour tout te dire, répliqua Franck. Et il ne vaut mieux pas qu’on se pose la question.
Jacques désigna le grand couloir vide, ce tunnel de néons qui, à cette heure tardive, agressaient les yeux.
— On va être autorisés à voir l’une d’entre elles d’ici une heure ou deux. Elle s’appelle Victoire Payet et est moralement assez solide, d’après le médecin. L’autre a été admise en soins intensifs.
Franck glissa une pièce dans la fente du distributeur et récolta deux canettes de jus tropical. Il en tendit une à Lucie, puis se laissa choir sur une chaise, à côté de son collègue.
— Quelle merde. Je n’en peux plus.
Lucie les imita. Ils restèrent là, tous trois, en silence, les lèvres collées à leur canette, à regarder les infirmières aller et venir comme des fantômes, dans cette moiteur propre aux hôpitaux. Sharko se demandait comment il avait fait pour résister, après toutes ces années à marcher au bord du gouffre. Jacques avait raison : quelle était leur recette, à Lucie et lui, pour survivre à ces horaires de dingues et à toutes ces horreurs ?
Leurs yeux se fermaient, leurs têtes dodelinaient. Ils se surprirent plusieurs fois à dormir épaule contre épaule, à se réveiller, à sombrer de nouveau… Un médecin finit par arriver et les arracha à leur somnolence, aux alentours de 2 heures du matin. Beau tableau de la police française. Franck le salua, encore ensommeillé, et lui demanda des nouvelles des patientes.
— Hélène Huette est très affaiblie, dans un état psychologique qui empêche pour l’instant toute forme de communication. Tension basse, anémie, nombreuses carences. Victoire Payet va un peu mieux, c’est évidemment tout relatif. Elle était enfermée sous terre depuis trois semaines. Je me charge de prévenir les proches.
— Elles ont été abusées sexuellement ? demanda Lucie.
— Non.
Ils marchèrent dans le couloir. Le médecin posa la main sur la porte et l’entrouvrit.
— Je suis au courant de votre terrible enquête, de l’urgence de la situation. La psychologue est passée et estime que je peux vous laisser seuls quelques minutes avec Mme Payet. Mais trois, ça fait beaucoup et…
— Allez-y, fit Jacques en retournant s’asseoir. Il vaut peut-être mieux que ce soit Lucie qui lui pose les questions. Vous m’expliquerez.
Sharko acquiesça.
— Si vous voyez que c’est compliqué, nous sommes juste à côté, en cas de besoin, ajouta le médecin. Ne franchissez pas les limites, d’accord ?
Les flics le remercièrent et entrèrent. Victoire Payet était allongée sur les draps dans une blouse bleue. La quarantaine, les yeux en amande, les pommettes hautes, soulignant ses lointaines origines asiatiques. Une perfusion était posée dans l’avant-bras droit, au milieu d’une peau rendue violacée par d’autres seringues. Elle tourna la tête vers eux et se redressa dans une grimace. Lucie se précipita pour lui glisser son oreiller sous la tête.
— Ne bougez pas. Nous sommes de la police.
— Je sais, le docteur me l’a dit.
Sa voix était abîmée d’avoir trop crié à l’aide.
— Le policier qui nous a sauvées, où est-il ? Je voudrais le remercier.
— Il est allé se reposer. Mais nous lui transmettrons vos remerciements.
— Oui, faites-le. C’est important.
Il n’y avait qu’une chaise, que Franck poussa vers Lucie avant d’aller s’adosser au mur, les bras croisés. Il préférait rester en retrait. Sa compagne s’installa près de la patiente.
— L’homme qui vous a maintenue enfermée s’appelait Vincent Dupire, et il est mort…
Elle ferma les yeux de soulagement, tout son corps sembla se détendre.
— … Mais l’enquête que nous menons n’est pas terminée. Nous savons qu’il n’était pas seul derrière tout ça, et nous avons besoin d’en apprendre le plus possible pour avancer. Tout ce que vous pourrez nous dire nous sera utile. Sur les circonstances de votre enlèvement, pour commencer.
Elle poussa un douloureux soupir.
— J’habite seule dans une petite ville près de Toulouse, je… je suis commerciale dans une entreprise qui fabrique des fours. Ce soir-là, je rentrais de mon club de gym…
— Vous avez la date exacte ?
— Oui, oui, c’était le 9 septembre. Je ne sais pas si on m’a suivie ou si on m’attendait dans le jardin. Tout ce dont je me souviens, c’est d’avoir glissé la clé dans la serrure de la porte d’entrée de ma maison, puis… plus rien. Juste le réveil dans cet endroit sordide, sous terre. J’étais attachée à la cheville, je…
Lucie essayait de casser les silences dans lesquels elle sombrait.
— Hélène Huette était déjà là ?
— Depuis le 14 juillet, la nuit du feu d’artifice. La pauvre, ça… ça faisait presque deux mois qu’elle était attachée là-dedans quand je suis arrivée.
Ses lèvres tremblaient.
— Prenez votre temps, suggéra Sharko d’une voix posée.
— Hélène m’a dit que… que je venais de prendre la place de quelqu’un d’autre. Quelqu’un qui, trois jours plus tôt, était encore là, emprisonné avec elle. Elle s’appelait Laëtitia. Une fille qui avait à peine 20 ans, d’origine réunionnaise, comme nous. Enlevée en mai…
Lucie accusa le coup. Ainsi, Laëtitia avait bien été la dernière victime assassinée. La treizième. La flic ne pouvait s’empêcher de songer que son oncle avait été sur la bonne piste, à cette période. Que si l’OCDIP avait apporté un peu plus de crédit à ses propos, que si les équipes avaient creusé du côté de Ramirez comme elles l’auraient dû, la jeune femme serait peut-être encore en vie. Et rien de tout ce qui leur arrivait, à Franck et elle, n’aurait existé.
— … Quand Hélène est elle-même arrivée, Laëtitia lui a raconté qu’il y avait eu quelqu’un encore avant elle, un homme du nom de Salomé Herbert. Et ainsi de suite… On formait comme… comme une chaîne, et chaque survivant essayait de raconter au suivant tout ce qu’on lui avait dit avant. Hélène a été capable de me livrer six identités de personnes enfermées avant elle. Laëtitia, Salomé, Corinne, Dimitri, France et Alice. Pour les autres, ça s’est évaporé dans les mémoires, je suppose… Combien on a été, là-dedans, depuis le début ? Dites-moi combien de maillons compte la chaîne.
— Au moins quinze personnes en vous incluant toutes les deux, fit Lucie, sur environ deux ans.
— Mon Dieu…
Ses yeux se fixèrent sur le plafond, ses pupilles se dilatèrent. L’espace d’un instant, elle était retournée dans sa geôle.
— J’ai compris leur système : on était toujours à deux enfermés là-dedans. Et quand l’un était trop faible, quand ils lui avaient pris trop de sang, alors… un type venait le chercher, et on le remplaçait par un autre. On n’était que… que des objets jetables, interchangeables.
Sharko s’avança et lui montra la photo de Ramirez.
— Ce type ?
— Oui, c’était lui, le fossoyeur. Il venait nous voir, de temps en temps, et nous observait avec son air de pervers. Hélène en avait une peur bleue, peut-être plus que de l’autre. Il… avait quelque chose de diabolique dans le regard. Et puis, elle savait qu’il viendrait bientôt la chercher : il était déjà venu prendre Laëtitia quand elle était devenue incapable de se lever. Souvent, il attendait d’être seul avec nous pour nous dire qu’il nous ferait souffrir, qu’il s’amuserait bien avec nous. Il était comme une hyène qui attend son repas.
Elle eut la chair de poule et regroupa ses jambes, qu’elle encercla de ses bras.
— Et l’homme qui vous retenait, Vincent Dupire ?
— Il ne nous parlait jamais, il était comme un serpent qui vous observe avant l’attaque. Un jour, Hélène a eu le malheur de refuser de manger. Après ce qu’il lui a fait, elle… elle n’a plus jamais recommencé.
Elle détourna le regard. Lucie préféra ne pas la faire entrer dans les détails, elle respectait désormais les silences qu’elle imposait. Victoire revint à la conversation d’elle-même.
— Parfois il restait là des heures, à se brûler la paume avec un briquet en nous matant. Et il souriait… Il souriait comme un psychopathe, là où n’importe qui aurait pleuré.
Sharko se rappelait : il avait été dans la grange, juste derrière la BRI, il entendait encore les dernières paroles de Dupire, voyait son regard de défi, cette manière dont il s’était embrasé, sans broncher. Sans peur. Comme le plongeur à la main blessée dans le bassin aux requins. Ou Carole Mourtier qui avait pris l’autoroute à contresens.
Tout était lié, Franck le savait, mais il lui manquait encore le fil conducteur, le point commun.
— Il vivait dans cette ferme ? demanda Lucie.
— Je ne sais pas. Il ne descendait pas tous les jours. Il nous laissait de la nourriture, de l’eau, parfois on ne le voyait pas du tout entre deux prélèvements de sang. Il était comme un infirmier qui débarque, il prenait notre tension, notre rythme cardiaque, il nous forçait à avaler toutes ces gélules…
— Des vitamines, des compléments alimentaires. Il voulait vous garder en bonne santé ?
Elle observa son avant-bras et l’aiguille de la perfusion qui s’y enfonçait.
— Il se fichait de nous, en fait. Ce qui l’intéressait, c’était notre sang. Nous n’étions que les enveloppes, les producteurs qu’il fallait juste entretenir. Le fait qu’on soit deux permettait de, comment dire, répartir les risques.
— Vous pouvez préciser ?
— Je suis donneuse de sang. Quand… quand vous donnez deux cent cinquante millilitres de votre sang dans un établissement spécialisé, vous ne pouvez le faire qu’une fois toutes les six semaines. C’est le temps qu’il faut pour que la moelle osseuse fabrique correctement l’hémoglobine et pour ne pas épuiser l’organisme ni créer des déséquilibres, comme le manque de fer. Dupire, il remplissait quatre poches tous les quinze jours, systématiquement. Un litre de sang quittait nos veines toutes les deux semaines, vous vous rendez compte ? C’était… cauchemardesque. Ce malade arrivait avec ses poches, ses aiguilles, les enfonçait dans nos bras. Hélène gémissait en permanence, elle était au bout du rouleau. Elle n’aurait pas résisté à une nouvelle prise.
Les larmes arrivèrent sans qu’elle puisse lutter. Elle tira un mouchoir en papier d’une boîte.
— Je suis désolée.
— Ne le soyez pas. Vous voulez quelque chose ? De l’eau ?
— Non, non, ça va… Une seule personne enfermée n’aurait pu subir tant de prélèvements. Quand il voyait que ça allait mieux pour l’une, il lui prélevait davantage, ça permettait à l’autre, plus mal en point, de récupérer. Mais… on ne peut supporter ça à l’infini. Après presque deux mois, l’organisme d’Hélène n’en pouvait plus. Si vous n’étiez pas arrivés, l’autre type aurait fini par l’emmener. Puis ils auraient amené quelqu’un d’autre en remplacement, avant que ce soit mon tour de…
Elle ne termina pas sa phrase.
— Pourquoi il faisait ça ? demanda Franck. Où partait ce sang ? Vous en avez une idée ?
Ses doigts se crispèrent sur les draps. Une frayeur noire se déversait dans ses iris comme une cartouche d’encre percée.
— C’était pour… nourrir cette « chose ».
De nouveau, Sharko se décolla du mur et vint se placer au bout du lit, les sourcils froncés.
— De quoi parlez-vous ?
— Je l’ai vu… Une seule fois… Hélène m’en avait parlé, comme on lui en avait parlé. Il était une sorte de mythe qu’on véhicule de bouche en bouche. Je ne voulais pas la croire mais… elle avait raison. Ce jour-là, quand il est venu, elle était trop faible, presque inconsciente, elle n’a rien vu… Mais… Mais c’était pas un cauchemar ni des hallucinations liées à… à tout ce sang qu’on nous avait pris. Je l’ai vraiment vu comme je vous vois vous.
Franck la sentait au bord de la rupture, il percevait les manifestations physiologiques de sa peau : les poils qui se hérissent, les gouttes de sueur qui perlent. Elle mit ses mains devant sa bouche, les doigts sur sa lèvre inférieure.
— Il n’y a pas de mots pour le décrire, c’était un monstre.
— Essayez quand même.
— Je… n’avais jamais vu un visage pareil, sauf une fois dans un vieux film de vampires en noir et blanc. Son crâne était allongé, comme une coquille d’œuf, ses oreilles très grandes… Ses yeux étaient… remplis de vaisseaux sanguins, cernés de noir comme s’ils étaient au fond d’un puits, sa peau d’une blancheur incroyable, presque transparente. Je me souviens qu’il… qu’il ne supportait pas la lumière, il avait fallu éteindre toutes les sources d’éclairage, et Dupire était descendu avec un bougeoir.
En d’autres circonstances, Franck et Lucie auraient cru à une mauvaise blague, mais pas cette fois.
— … Le plus terrible, c’était sa bouche tordue, trop grande pour son visage, et ses dents. Elles étaient biseautées, jaunes, monstrueuses. On les voyait jusqu’à la racine. Vous n’allez pas me croire, mais il était un vampire… Un vrai vampire, atroce, répugnant, venu chercher son sang. Il… Il ne nous regardait pas comme des êtres humains, mais comme… comme une vulgaire pitance. Je n’avais jamais vu des yeux aussi froids, ils n’avaient rien d’humain.
— Qu’est-ce qui s’est passé ensuite ?
— Ce jour-là, le vampire a embarqué les quatre poches de sang. Je ne l’ai plus jamais revu. Mais il existe. Je ne suis pas folle.
— On vous croit, à cent pour cent.
Elle adressa un maigre sourire à Lucie, avant de fixer de nouveau la fenêtre, sans bouger.
— Pourquoi le sang Bombay ? demanda Franck.
— Je n’en sais rien.
La réponse était franche, instantanée. Les deux policiers lui posèrent encore une série de questions qui ne leur apprirent pas grand-chose de plus. Elle ignorait tout de Pray Mev, du clan des vampyres. Elle n’avait été que de la matière première. Un morceau de viande au fond d’un congélateur.
Elle manifesta de vrais signes de fatigue, alors ils la remercièrent, quittèrent la chambre et récupérèrent Jacques avant de reprendre la route.
— Le fait que le monstre dont elle parle ne supporte pas la lumière, les miroirs brisés qu’on a retrouvés chez Coulomb ou Mayeur… ce sont des trucs de vampires, les vrais, fit Lucie. Comme dans les films ou les livres.
— Je sais.
— Tu crois que c’est du pipeau ? Que l’espèce de taré derrière tout ça ne joue qu’un rôle ? Je veux dire, ça pourrait être un déguisement. Le mec se maquille, et on le prend pour Dracula en personne. Un truc de gourou ou je ne sais quoi, pour impressionner ses disciples.
— Ça n’avait pas l’air de maquillage, à l’entendre. Elle a parlé de grande bouche, de dents déchaussées. Rappelle-toi la morsure dans le cou de Mayeur, elle était bien réelle. Le légiste a dit que la chair avait été perforée jusqu’à l’os. C’est peut-être une malformation ? Une maladie qui l’aurait frappé ? Mais, dans tous les cas, vampire ou pas, ce type existe, et ce qu’il a fait aussi. Et il faut vite qu’on lui mette la main dessus avant que leur faim de sang se réveille de nouveau.