Franck salua Jaya et referma la porte dans un soupir. Il accompagna la Philippine du regard par la fenêtre de son séjour, jusqu’à ce qu’elle monte dans sa voiture. Un danger sournois rôdait autour de lui, de sa famille, pouvait s’embusquer dans la rue ou au fond de son jardin. Et ce danger avait un visage : Bellanger. Il pouvait se cacher n’importe où, jaillir quand bon lui semblait. Le flic se retourna vers Lucie, qui revenait du couloir, téléphone à l’oreille. Elle aussi semblait plus que soucieuse.
— Nicolas est venu ici, fit-il lorsqu’elle eut raccroché. Mais pas pour nous voir, il savait qu’on ne serait pas là. Non, c’était Jaya qu’il cherchait. Il a tenté de lui poser des questions mais, heureusement, elle a fait ce que je lui avais dit et ne l’a pas laissé entrer.
Lucie le fixa avec gravité.
— Il n’y a pas que Jaya. C’était ma tante au téléphone, Nicolas est venu après 20 heures, il a voulu l’interroger sur l’enquête d’Anatole. Elle l’a empêché d’entrer, ne lui a pas parlé mais… il sait, Franck.
— Quoi ? Qu’est-ce qu’il sait ?
— Qu’Anatole était mon oncle.
— Comment il l’a appris, bordel ?
— Je n’en sais rien, je ne comprends pas. On n’en a jamais parlé, et ma tante est formelle : il le savait avant de venir la voir.
Leur secret explosait. Franck fixa les jumeaux, en pyjama et assis sur un tapis. Jusqu’où Nicolas comptait-il aller ? Lucie essaya de le rassurer comme elle put, mais ses paroles sortaient sans vigueur.
— On tient le coup, d’accord ? Tant que personne ne dit rien, Nicolas est coincé.
— Tu ne le connais pas. Il ne lâchera pas. Pas lui. Maintenant qu’il est au courant, il va chercher la faille et, s’il trouve, on ignore comment il réagira. En venant ici, il s’attaque à mes fils. Je ne peux pas le laisser continuer.
Lucie comprit, à voir le visage de son presque mari, ses mains tremblantes, cette grosse veine droite comme un « i » sur son front, qu’il atteignait son point de rupture. Il marchait sur le cratère d’un volcan et pouvait basculer du mauvais côté d’un instant à l’autre.
— Viens voir.
Elle l’entraîna vers leur chambre, et Sharko reçut un autre choc au ventre. Sa locomotive attendait sur ses rails. Elle brillait. Le visage de Franck s’illumina. Il s’accroupit comme un gosse et, de ses gros doigts maladroits, fit jaillir l’étincelle qui actionna le minuscule brûleur.
Poupette toussota, vibra et, comme au premier jour, s’élança à l’assaut de son circuit. Elle était tellement heureuse sur ses rails, à circuler entre les deux pauvres vaches, s’enfoncer dans le tunnel, en rejaillir plus triomphante, prête pour un nouveau tour. Le cœur de Sharko se gonfla d’un trop-plein d’émotions, il sentit ses bras tendus sur le sol fléchir, tandis que son âme de père, d’enfant, d’amant se brisait en mille éclats.
— C’est toi qui l’as fait réparer ? Quand est-ce…
Mais Lucie avait disparu, et la porte de la chambre était fermée. Sharko se demanda s’il n’avait pas, soudain, basculé dans une autre dimension, épurée, sereine, un juste retour aux sources et aux choses simples de la vie. Seul avec sa locomotive, il se sentait bien. Il se coucha alors sur le lit, mains derrière la tête, et, bercé par les sifflements hypnotiques de Poupette, s’endormit en moins de cinq minutes.