2

Lucie termina de raconter Les Trois Petits Cochons avec tellement de cœur — et sans doute un peu trop de véracité policière — que deux paires d’yeux ronds comme des soucoupes la fixaient sans ciller, le nez au ras des draps. Elle referma le livre de contes, appliqua le rituel du coucher : câlins, bisous, mots doux, nouvelle rafale de bisous.

— Allez, mes minets. À demain.

Jules insista pour qu’elle laisse la lumière allumée. C’était le plus froussard des jumeaux. D’ailleurs, si son frère Adrien abordait plutôt bien ses premiers jours de maternelle, Jules, lui, versait encore des torrents de larmes chaque matin et transformait la séparation en scène d’adieux déchirante. Il avait beaucoup de mal à se décrocher de sa mère, et l’inverse était aussi vrai.

Lucie rejoignit Franck Sharko dans la cuisine. Il se préparait une Thermos de café bien fort et se beurrait une demi-baguette tout en sifflotant. Il portait sa tenue des grandes occasions : costume gris anthracite et cravate rayée. La veille, au terme d’une enquête de plusieurs mois, leur équipe du 36 avait interpellé le suspect d’un double homicide. Pour les policiers, c’était comme le feu d’artifice du 14 Juillet.

— Manien vient de me passer un coup de fil. Dulac n’a pas encore craqué, mais avec le paquet de preuves qu’on lui met sous le nez, il est bientôt mûr. C’est l’histoire de trois, quatre heures.

Lucie ajouta des cornichons dans son sandwich — il adorait mais oubliait toujours — et le lui emballa dans du papier d’aluminium.

— Coince-moi ce monstre, Franck. Qu’on n’ait pas bossé pour rien.

— Je lui réserve la plus belle nuit de sa vie. Du cinq étoiles sur mesure.

L’excitation pétillait toujours, même après toutes ces années à traquer la Bête. À 54 ans, Franck Sharko continuait à racler le pavé, malgré ses os vieillissants, l’âpreté des scènes de crime, cette confrontation perpétuelle à une misère et une violence croissantes. Bien sûr, il y avait des hauts et des bas, et il ne comptait plus les fois où, la nuit, il décidait de raccrocher les gants, mais à chaque regard posé sur ses fils, chaque fois qu’un type se faisait exploser avec une ceinture, le flic de la Criminelle repartait de l’avant, avec la hargne rouge vif de ses 20 ans.

Il prit ses deux portables — le personnel et le professionnel, hors de question de mélanger travail et famille. Lucie l’accompagna jusqu’à la porte d’entrée de leur petite maison de Sceaux, au sud de Paris. Un endroit douillet, agréable, conçu pour une vie à quatre la plus équilibrée possible. Le 36 n’était pas tout près, mais cet éloignement se révélait nécessaire — une précaution supplémentaire pour écarter la crasse de leur foyer. Elle l’embrassa et réajusta le col de son imperméable. Ils n’avaient pas annoncé de pluie, mais Sharko se comportait en joueur d’échecs : il voulait toujours avoir un coup d’avance.

— Je ne vais pas dormir de sitôt, dit Lucie. Un film, puis un peu de lecture. Envoie-moi un message quand Dulac crachera le morceau. Même à 2 heures du matin. J’ouvrirai le champagne.

Sharko lui adressa un signe de tête et enfonça sa large carrure dans la voiture. Une fois seule, Lucie se rua sur son téléphone et, comme convenu plus tôt dans la journée, appela Jaya, leur nounou d’origine philippine. Vers 21 h 45, la jeune femme débarquait. Lucie courut chercher ses papiers et ses clés de voiture.

— Ils dorment. J’ai mon téléphone avec moi, appelez au moindre souci. J’ignore quand je rentrerai, peut-être minuit, ou plus tard. Et n’oubliez pas : mon compagnon ne devra pas être au courant, d’accord ? Si le téléphone fixe sonne, vous ne répondez pas.

— Comptez sur moi.

Jaya avait répliqué sur le ton du pacte. Lucie enfila son holster alourdi de son Sig Sauer 9 mm devant elle, histoire de désamorcer les fausses idées : quelqu’un qui s’apprêterait à tromper son conjoint n’embarquerait pas son arme, à moins d’être sacrément pervers. Elle mit son fin blouson et fila.

En route, elle visualisa le film de ces dernières journées. Elle avait passé cinq jours, en toute discrétion, à étudier l’ensemble des documents rassemblés par Anatole avant sa mort. D’après les notes manuscrites de son oncle, Julien Ramirez était un papillon de nuit qui rentrait souvent très tard au guidon de sa moto ou avec sa camionnette. D’où ? Cela n’était pas précisé. Anatole faisait aussi mention d’une jeune femme aux allures gothiques qui venait de temps en temps passer la nuit chez lui. Une petite amie ?

Le type cumulait toutes les caractéristiques de l’individu instable. Expulsé à de multiples reprises des établissements scolaires pour avoir envoyé des élèves de son âge à l’hôpital, profanations de tombes dans son adolescence, appartenance à des groupes satanistes, cruauté envers les animaux… Sa condamnation à cinq ans de réclusion avait fait suite à la plainte d’une fille rencontrée lors d’une soirée. Lucie avait lu la copie du dossier de procédure pénale : Ramirez l’avait raccompagnée chez elle juste pour boire un dernier verre. Tentative de rapport physique. La fille s’était montrée réticente, il l’avait menacée avec un pistolet, attachée sur une chaise et entaillée à l’épaule avec un couteau, « afin de lécher son sang », lisait-on en toutes lettres sur une photocopie. La victime avait réussi à s’échapper, évitant qu’il ne la viole et, peut-être, ne la tue.

Toujours d’après le dossier et les experts psychiatriques qui s’étaient succédé à la barre du procès, Ramirez avait séjourné à l’HP de Palaiseau, voilà dix ans, pour un trouble peu commun appelé syndrome de Renfield : une vraie montée en puissance dans le rapport que le malade entretenait avec le sang. Le tourbillon de la perversion avait embarqué Ramirez suite à une blessure à l’adolescence. Il s’était alors rendu compte d’une forme d’excitation à l’absorption de son propre sang. Ce travers l’avait d’abord mené à l’autovampirisme, sous forme de blessures volontaires, puis à la zoophagie — il ingurgitait le sang d’animaux, souvent des chiens et des chats. En 2006, à peine sorti de l’HP et deux ans avant l’affaire de la tentative de viol, le prévenu avait été interpellé dans une boucherie en pleine nuit, la main dans les congélateurs.

Un beau spécimen.

Parmi tous ces éléments s’accumulaient d’autres faits troublants issus des écrits de son oncle, des pattes de mouche au bas de photocopies et de photos : « Que charge-t-il dans sa camionnette ? », « Il se passe quelque chose à la cave », « On dirait qu’il y a des bruits dans la maison ».

Qu’entendait-il par « des bruits » ? La graine de l’obsession avait germé dans l’esprit de Lucie : elle voulait aller se rendre compte par elle-même, peut-être entendre elle aussi ces bruits, prendre la température du lieu où Ramirez habitait. Si elle se convainquait que l’individu était impliqué dans quelque chose de grave, elle irait voir l’OCDIP et leur collerait tous les éléments entre les mains. Sans preuve, elle savait qu’ils risquaient de ne pas bouger le petit doigt.

Au bout d’une demi-heure de route, Lucie quitta la RN20 et, guidée par son GPS, bifurqua en direction de Saulx-les-Chartreux. Elle avait déjà repéré les lieux en journée, l’avant-veille. Plus loin, l’antenne-relais téléphonique, une route minuscule, les champs à droite, la grande main noire du bois à gauche et une poignée de maisons essaimées dans l’éclat de ses phares, la plupart mal entretenues et taguées. Elle passa une première fois au ralenti devant sa cible, située en retrait de la route. Un bloc de béton sans âme, au toit en tôle plat. Pas de lumière et, à première vue, pas de moto sous le carport où, d’après les photos, l’individu remisait son engin. La camionnette de chantier ainsi que son Audi TT, en revanche, dormaient sur place.

Lucie ne voulait prendre aucun risque et devait s’assurer de l’absence du propriétaire. Aussi déroula-t-elle la première phase de son plan : elle dégonfla sa roue avant gauche, fit demi-tour et se gara sur le bas-côté, devant l’habitation. Elle s’avança à pied dans l’allée au bitume craquelé. À gauche comme à droite, dans le jardin, des mauvaises herbes et des orties poussaient en pagaille.

Elle sonna plusieurs fois, frappa à la porte. Une fraction de seconde, elle s’imagina face à Ramirez. Il faudrait lui annoncer sa crevaison et quémander de l’aide. Il l’enverrait paître mais, au moins, elle saurait qu’il était là, chez lui.

L’attente, l’angoisse. Pas une seule lumière qui s’allume. Personne.

Elle fit discrètement le tour de la maison. Pas un bruit. Son oncle avait enquêté plus de deux mois auparavant, peut-être n’y avait-il plus rien à entendre, à découvrir, mais Lucie ne voulait pas en rester là. Pas avec la clé dans sa poche…

Elle récupéra la bombe anticrevaison cachée sous son siège, regonfla le pneu et dissimula sa voiture plus loin, en bordure du bois, à une centaine de mètres de là. Elle enfila des gants en cuir, sortit un bonnet noir de son blouson et couvrit sa longue chevelure blonde. Embusquée, elle attendit le passage d’une voiture et fila vers l’entrée.

À l’aide de la clé moulée, elle se réfugia à l’intérieur, avec cette même pointe dans le ventre que peut nous faire ressentir la trop grande proximité d’un précipice : elle se trouvait en infraction totale avec la loi, mettait en danger sa carrière, peut-être même sa propre vie. Mais c’était plus fort qu’elle : elle devait savoir.

Le fait de verrouiller derrière elle ne la rassura pas, au contraire : il lui donna l’impression de s’être elle-même piégée dans une souricière.

Загрузка...